jeudi 18 septembre 2014

BAC BLANC : Commentaire dirigé de David Leorati - Madame Bovary (1857), Gustave Flaubert









Charles Bovary, médecin, rentre chez lui le soir et retrouve sa femme
Emma et sa fille Berthe.

  
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d'épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où ; d'ailleurs, la clientèle augmenterait ;   il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano. Ah ! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait pour les deux soeurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s'occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie ; et, tandis qu'il s'assoupissait (1) à ses côtés, elle se réveillait en d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils(2) ne reviendraient plus. Ils  allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac(3) ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant(4) se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin(5),
sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.

1)s’endormait 2)Emma s’imagine avec Rodolphe  3)Toile ou filet suspendu et utilisé comme lit 4)La petite fille d’Emma 5)L’employé du pharmacien

Gustave Flaubert,  Madame Bovary, (1857)


Compréhension

1.      Ces deux discours sont exprimés par Flaubert avec des conditionnels. Quelle est leur valeur ?
Les conditionnels sont employés dans les deux discours pour exprimer l’irréalité des rêves ou des songes de Charles et Emma Bovary ; ce choix est fondamental, car contrairement à l’indicatif, le conditionnel ne détermine pas précisément l’action et c’est donc sur cette sensation de vague que Flaubert joue. En outre, le conditionnel forme le « futur dans le passé », ce qui créé un contraste entre les désirs des personnages et la réalité.
2.      Présentez les caractéristiques du discours de Charles.
Le discours de Charles est tout à fait cohérent avec la nature du personnage : humble et matérialiste. Charles, à la différence d’Emma, est conscient des limites de son statut social, peut-être même jusqu’au paroxysme, et ses rêveries ne vont jamais au-delà de son quotidien : Charles pense à l’éducation de sa fille, à comment épargner de l’argent pour ses études, alors qu’Emma bâtit des véritables châteaux en Espagne.
3.      Quels sont les stéréotypes des pensées de Charles et d’Emma ? A quoi font-ils référence ?
Les stéréotypes du discours de Charles sont essentiellement trois : l’éducation de Berthe et les moyens de gagner de l’argent pour y parvenir et le mariage de la petite fille avec un bon parti ; Emma, quant à elle, rêve de paysages féériques, exotiques qui rappellent sans doute l’Italie (« les dômes », « les citronniers », « les gondoles ») et d’une vie idyllique.

Interprétation

1.      Quelles sont les différences de niveau (social ?) dans les ambitions de Charles et d’Emma ?
Les deux discours se présentent comme une dichotomie entre Charles, humble, réaliste et attaché aux valeurs du quotidien, mais incapable de formuler une pensée abstraite quelconque et Emma, qui apparait insouciante de la réalité et des questions matérielles et qui se perd dans des rêves fantastiques et idylliques. Emma rêve d’une vie d’aristocrate ou de bourgeoise, tandis que Bovary, lui, se contente de sa position sociale.
2.      Par quels procédés Flaubert rend-il grotesque ce double rêve ?
Flaubert rend grotesque les deux rêves en les présentant d’abord comme des espoirs naïfs d’un bonheur infini (« cela durerait toujours »), puis, à travers le rêve d’Emma, comme contraste entre la réalité monotone et le monde excitant et féérique du rêve. Le climax est accru lorsque Emma est brusquement réveillée par la toux de Berthe ou par les ronflements de Bovary, ce qui créé un dualisme presque drôle et ridicule.

Réflexion personnelle

Flaubert raconte l’histoire d’un mariage au milieu du XIXe siècle.
En vous appuyant sur vos réponses aux questions précédentes, présentez les deux visions de l’amour que propose ce texte.  Développez une réflexion personnelle sur ce thème, en faisant éventuellement référence à d’autres œuvres littéraires que vous avez lues. (300 mots environ)


« Madame Bovary » est le roman de la faillite amoureuse, du désespoir et de la quête incessante du bonheur, en vain. Le ménage a tout le potentiel pour être heureux, pour bien élever  la petite Berthe, l’éduquer ; cependant, Mme Bovary méprise son mari et son manque de courage dans la vie et ce sentiment est pour elle la cause d’une grande souffrance, qui la mène au suicide. Loin d’être le couple parfait peint par Manzoni dans « I Promessi Sposi », Emma Bovary n’est pas non plus la Pénélope d’Homère : elle rêve d’un autre homme alors qu’elle couche dans le même lit que son mari : elle tient plus de l’Hélène de Troie –dans l’interprétation traditionnelle du personnage- ou de Clytemnestre, la femme d’Agamemnon, qui, ayant trompé ce dernier avec Egiste, le tue dans son bain après son retour de Troie.
Bovary, quant à lui, il est l’emblème du « bon mari » de Kierkegaard : c’est un homme qui a accepté ses responsabilités, qui a assumé pleinement son rôle dans la société et qui dévoue toute son âme au bien-être de sa famille. Dans un certain sens, il rappelle aussi le père Goriot, dans le roman homonyme de Balzac, qui dédie toute sa vie et ses ressources à la réussite et au bonheur de ses filles et cela jusqu’à sa propre mort. Quant au succès du roman, il faut sans aucun doute citer « La parure » de Maupassant : l’élève de Flaubert a très bien su reprendre les thèmes de son maitre, tout en restant original ; cependant il y a des traits communs, à savoir : le bal de la haute société, où les deux femmes vivent leurs rêves et puis la chute psychologique conséquente : d’un côté la perte du collier entraine une faillite sociale et un drame humain, de l’autre Mme Bovary plonge dans le désespoir, car son mari ne correspond pas à son idéal. Les hommes, eux, sont peints comme de petits personnages sans aspirations, sans nerfs, subjugués par leurs femmes et emprisonnés dans leurs petites réalités quotidiennes.












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