"Geneviève de Brabant" par Adrian Ludwig Richter
M. Paolo Venturini, ancien prof de mathématiques au Cairoli,
et chercheur bénévole à la bibliothèque de notre
lycée ne
manque jamais de cet esprit de finesse linguistique
qui lui
permet de retrouver les
maladresses des traducteurs et les
fautes de presse.
Il y a quelques jours M. Venturini m'a invité à vérifier la
proustienne. Et suite à sa demande j'ai entrepris
auprès
de la Bibliothèque Communale "Sormani" de Milan de
vérifier
comment Natalia Ginzburg, en 1946,
sans doute l'une des
meilleures traductrice de Proust, avait translaté ce
prénom
légendaire.
Et voilà qu' à partir de cette grande écrivaine tout le monde a
traduit Geneviève avec Ginevra alors que Ginevra en
français
Y a-t-il une raison pour ce choix ?.... Je crois que non ...
Mais ce qui est sûr, c'est que Guenièvre
à toujours fasciné notre adolescence en tant que
femme du roi Arthur!
La lanterne magique
« À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant
le moment où il faudrait me
mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère,
ma chambre à coucher
redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait
bien inventé, pour me distraire
les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une
lanterne magique, dont, en
attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des
premiers architectes et maîtres
verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs
d'impalpables irisations, de
surnaturelles apparitions
multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané.
Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement
d'éclairage détruisait l'habitude que
j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m'était devenue
supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet,
comme dans une chambre
d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en
descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait
de la petite forêt triangulaire
qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en
tressautant vers le château de la
pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne
courbe qui n'était autre que la
limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait
entre les coulisses de la
lanterne. Ce n'était qu'un pan de
château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève
qui portait une ceinture
bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu
de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée
du nom de Brabant me l'avait montrée
avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter
avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre
parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté,
aux indications du texte; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa
lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à
s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes.
Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait
de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature
et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur
lequel s'adaptait aussitôt et
surnageait
invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi
noble et aussi mélancolique, mais
qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui
semblaient émaner d'un passé
mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si
anciens. Mais je ne peux dire quel
malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté
dans une chambre que j'avais
fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à
elle qu'à lui-même. L'influence
anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à
sentir, choses si tristes. Ce bouton de
la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres
boutons de port du monde en ceci
qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner,
tant le maniement m'en était
devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à
Golo. Et dès qu'on sonnait le
dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de
la suspension, ignorante de
Golo et de Barbe-Bleue, et qui
connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa
lumière de tous les soirs;
et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève
de Brabant me rendaient
plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma
propre conscience avec plus de
scrupules. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire