« Il arrive que le parfum soit couleur »
Foin, Parfums, Philippe Claudel
La découverte du
LABORATORIO DI CHIARA à Varese
Fait partie des rencontres heureuses que la vie nous offre
« C’est là tout le printemps qui vient à ma bouche. »
Guidé par ces parfums …Je vois se dérouler des rivages heureux
Dans ce théâtre du goût
qui fascine et enivre …
Acacia
Incongruité climatique : je connais des arbres couverts de neige au début
du mois de juin. Épaisse et tout à la fois légère, cette neige, en grappes
floconneuses, et que le vent du soir effleure comme on caresse un ventre
aimé. Je dévale (1) à bicyclette le chemincreux qui plonge derrière le
cimetière de Dombasle, ma ville de naissance, ma villed’enfance, ma ville
d’aujourd’hui, vers le vieux stade de Sommerviller abandonné à nos jeux.
Gamelle, balles au camp, gendarmes et voleurs. Je vais rejoindre mes
copains : le Noche, les Waguette, Éric Chochnaki, Denis Paul, Jean-Marc
Cesari, Francis Del Fabro, Didier Simonin, Didier Faux, Jean-Marie Arnould,
le Petitjean, Marc Jonet. Les grands acacias masquent le ciel clair et se
rejoignent en une voûte ouvragée. Feuilles aux formes de monnaie antique.
Épines de couronnes pour suppliciés absents.
Je pédale les yeux fermés et rejette la tête en arrière, me saoulant (2)
du parfum des pétales et d’une joie fébrile que chaque printemps apporte
de nouveau. Les jours vont devenir immenses, comme notre vie. Nous
attendrons le soir dans le chant neuf des oiseaux et celui des grenouilles.
Il y aura une stupeur à se saisir du dernier froid de la terre et à s’en
rafraîchir. Les brumes elles-mêmes partiront en voyage, loin, pour ne revenir
qu’en octobre. Le ciel enfantera ses couchants roses, ouatés d’orange et
de bleu pâle comme il en existe dans les tableaux de
Claude Gellée, dit le Lorrain,
qui est né à quelques lieues d’ici trois siècles plus tôt. Fleurs d’acacia aux
odeurs de miel et de primevère, bourdonnant d’abeilles qui, pareilles à des
silènes (3) minuscules et velus, s’enivrent et titubent dans l’air doux.
Nous autres, petits humains, cherchons sur les plus basses branches
Nous autres, petits humains, cherchons sur les plus basses branches
les grappes lourdes au teint de crème pâle.
Nous les cueillons, ignorant nos blessures aux doigts et aux poignets, et notre
sang qui perle signe notre courage. Je serre les jeunes mortes dans un linge
et reviens à la maison, pédalant à m’en casser les jambes. Je passe devant
les abattoirs endormis où les boeufs écorchés, pendus à leur crochet
dans les chambres froides, méditent sur leur bref destin. Ma mère a battu
la pâte. Nous y plongeons les grappes qui
s’alourdissent d’une lave blonde. Alors, très vite, il faut les immoler
dans l’huile bouillante afin que leur arôme profond ne meure pas mais
s’emprisonne sous la croûte mince. Dorée. La nuit au-dehors a ouvert
grand son oeil bleu de Prusse. Le chat près du fourneau nous observe
et s’interroge. Il est tard. Il est tôt. Les yeux brillants, négligeant la brûlure
sur mes lèvres, je mords dans une grappe craquante pleine de fleurs,
de sourires et de vent.
C’est là tout le printemps qui vient à ma bouche.
1)descendre, dégringoler 2)enivrer, griser 3)plante à fleurs délicates blanches ou roses,
au calice renflé, dont il existe de nombreuses variétés ornementales
Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps
qui brise vos épaules et vous penche vers la terre,
il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi?
De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.
Mais enivrez-vous… »
Charles Baudelaire, Enivrez-vous,Le Spleen de Paris,
(Petits poèmes en prose), XXXIII, 1869
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