En juin 1816, La Méduse amirale, frégate de
quarante-quatre canons, quitte l’île d’Aix sous les ordres du comte de
Chaumareix, un émigré qui ne navigue plus depuis des années. À son bord, le
gouverneur Schmaltz, envoyé par Louis XVIII pour reprendre le Sénégal, restitué
à la France par l’Angleterre après le traité de Vienne de 1815.
Mal dirigée, elle s’échoue le 2 juillet sur le banc
d’Arguin, au nord du cap Blanc, dans l’océan Atlantique. Le commandant
abandonne à leur sort cent cinquante des quatre cents hommes de l’équipage.
Sans rames, munis de biscuit trempé et de vin pour seuls vivres, ils prennent
place sur un radeau de fortune (20 m × 7 m), halé par les canots de sauvetage,
sous la responsabilité de l’aspirant Coudin. Les amarres se rompent. Les naufragés
meurent noyés ou, ivres et pris de désespoir et de folie, s’entre-tuent,
mangent les cadavres, se massacrent entre eux. L’horreur s’accroît chaque jour.
Quand le brick l’Argus vient les secourir, seuls dix hommes pourront être
réanimés.
Le comte de Chaumareix comparaît devant le Conseil de
guerre à Paris. L’opinion libérale ne pardonne pas au gouvernement complaisant
du roi de l’avoir réemployé. Deux survivants, le chirurgien Savigny et
l’ingénieur Corréard, publient une relation qui défraye la chronique. La France
est horrifiée. En 1817, alors que la volonté de silence allait faire son œuvre,
Géricault rencontre les rescapés, accusés par la presse royaliste
d’anthropophagie. Il décide de défendre leur cause.
Un radeau sur une mer agitée. Des corps dénudés,
maltraités, torturés.
Un
mouvement qui rassemble la majeure partie des naufragés : tous s’entassent, se
pressent les uns contre les autres, laissant surgir au sommet un unique homme
noir, de dos, agitant un tissu rouge et blanc. Les visages, les regards, les
gestes, sont tendus vers l’horizon, vers ce minuscule point que l’on distingue
à peine, mais qui pourtant symbolise l’espoir.
Au-delà de ce mouvement, d’autres corps gisent, en marge. Des corps
abandonnés, pris dans le sommeil de la mort. Les vivants s’appuient sur eux
pour bâtir leur mouvement d’espoir ; ils sont ce qui leur est indispensable
pour continuer à vivre. Parmi les morts, un homme âgé, au regard hagard, perdu
dans des pensées morbides, dans ses souvenirs communs avec le jeune homme qu’il
tient dans ses bras. Le cadavre de ce jeune homme à l’identité floue, qui
pourrait tout aussi bien être son fils que son amant, ne doit pas disparaître
dans les flots ; le vieil homme ne veux pas laisser s’enfuir la dernière preuve
tangible de son existence. Les autres corps, étendus autour du duo, sont
laissés à l’abandon, la tête plongée dans l’eau pour l’un, les traits marqués
par la terreur et la douleur pour l’autre : plus personne ne fait attention à
eux.
L’espoir des personnages est celui de ceux qui ont peur de mourir: leur
vie ne tient plus qu’à un fils. Les planches sur lesquelles ils se tiennent se
détachent au grès des courants marins, créant des pièges fourbes dans lesquels
il est facile d’y perdre une jambe ou d’y sombrer entièrement. Et sur cet amas
de bois et de cordes, la voile sur laquelle ils semblaient compter est gonflée
par les vents, mais rien n’y fait, elle est trop petite et inutile sans
gouvernail.