Ferdinand Victor Eugène Delacroix:
Torquato Tasso dans l'asile de fous, 1839.
Torquato Tasso dans l'asile de fous, 1839.
Sur "Le Tasse en prison", d'Eugène Delacroix
Le poëte au cachot, débraillé (1), maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme.
Les rires enivrants dont s’emplit la prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison;
Le Doute l’environne et la Peur ridicule
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.
Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,
Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
Épave:Débris de navire, de cargaison, objet quelconque abandonné à la mer, coulé au fond, flottant ou rejeté sur le rivage (souvent à la suite d'un naufrage).
Débraillé:Qui montre du laisser-aller, de la négligence, Aspect désordonné ou négligé de quelqu'un ou de quelque chose
Charles Baudelaire Les Épaves, XVI, (1866)
I. Le personnage du poète
Les premiers vers offrent une description physique. Les adjectifs « débraillé », « maladif » rimant avec « convulsif » donnent à voir l’état du poète, tandis qu’il est question de son « pied », son « oreille » et son « regard » et du « manuscrit » qui renvoie à la toile mais aussi à la fonction du personnage. Toutefois très vite, dès le vers 3, la description glisse vers l’intériorité du poète, son « âme », dernière rime du premier quatrain, sa « raison » au second quatrain. Le terme de « rêveur » est moins une reprise qu’un élément de description psychologique.
Cette description physique et psychologique s’accompagne également d’une description de l’environnement.
b. Son environnement
On note tout d’abord les reprises nominales qui caractérisent la « prison » du titre du sonnet. Elles sont toutes placées en début de strophe : « cachot » au vers 1, « prison » v.4, « taudis malsain » v.9, et « logis » v.12. L’environnement du poète acquiert de ce fait une importance égale au poète lui-même, ce que le titre annonçait. De plus la présence des démonstratifs réfère autant à la toile (déictiques-deiktikos= action de montrer) qu’au poème (anaphoriques). L’environnement est bien ici donné à voir par des moyens verbaux au même titre que le poète. Cependant le même glissement de la surface à la profondeur s’opère. L’environnement est caractérisé par des notations plus abstraites : le « Doute », la « Peur » sujets des verbes « environne » et « circule », les personnages du tableau ne sont plus que des métonymies « cris », « grimaces » et se dématérialisent en « spectres ». Progressivement l’environnement du poète est déshumanisé et se transforme en menace.
Le sonnet glisse de la surface de la toile à son interprétation, du « montrer » au « démontrer ». La poésie passe ainsi de la description à l’interprétation.
II. Le sonnet comme interprétation du tableau.
Baudelaire s’attache à éclairer le tableau de Delacroix de l’intérieur, par les sentiments qui lui semblent habiter le personnage ainsi que par la nature exacte de sa prison.
a. Les sentiments
L’adjectif « maladif » est tout d’abord distinct de « malade ». Il indique un processus en cours davantage qu’un état. Surtout le v.3 donne la clé de lecture du tableau. Le terme de « terreur » est relayé par « Peur » qui, trop faible, est suivi des adjectifs « hideuse » et « multiforme ». La folie évoquée dans le titre du tableau a disparu au profit de l’angoisse. D’où vient cette angoisse ? Le vers 4 en donne métaphoriquement la cause. « L’escalier de vertige où s’abîme son âme ». Il s’agit d’une métaphore in absentia dans une phrase qui mêle justement la raison et la démence. Le verbe « mesure » renvoie à l’examen lucide, à la raison, « vertige » et « abîme » renvoient à la folie, tandis que « l’escalier » crée le lien de l’une à l’autre. Tout se passe comme si le poète, conscience rationnelle se trouvait exposé au spectacle de sa folie possible et que le sentiment qu’il en éprouvait était, non la folie elle-même mais l’angoisse, la peur de la folie, qui lui est en partie extérieure.
b. La prison : matérialité et immatérialité de l’enfermement.
Si, comme nous l’avons déjà vu la prison est bien matérielle, elle est aussi immatérielle. Les allégories veulent justement montrer la puissance des forces abstraites, invisibles, qui entourent le poète. Ainsi se comprennent le D, le P et le R. Ainsi se comprennent également les verbes « invitent », « circule » et « tourbillonne ». Ce qui est impalpable le devient par la majuscule. Et ce qui est comme aérien, « rires », « essaim » , « étouffe » au final le poète avec la puissance de « quatre murs ».
Il s’agit alors moins de la démence du Tasse que de la peur qu’une telle démence lui inspire lorsque confronté au réel il en voit ce qui est invisible aux autres. Dès lors Baudelaire offre ici une vision du créateur de génie- Le Tasse, Delacroix, Baudelaire- et de son déchirement au milieu du monde. Il métamorphose le tableau, le recrée pour livre un emblème, une figure du Poète.
III. Le sonnet comme emblème de la dualité du créateur.
a. Le Tasse comme emblème
Le sonnet de Baudelaire s’écarte de la tradition par ses rimes plates. Il semble un cas unique en ce sens et ce choix a peut-être une signification. Mais il reste fidèle au sonnet en ce que le dernier tercet est bien une pointe, le dernier vers une chute. L’énonciation change dans les vers 13 et 14. Le possessif « ton » crée une « Âme » interlocutrice dont Le Tasse décrit par Baudelaire est l’emblème tandis que le présentatif « Voilà » qui joue (déictique) sur le verbal et le visuel apporte une conclusion à l’étude du tableau annoncée par la préposition « Sur » du titre. C’est bien la dimension allégorique du tableau qui intéresse ce sonnet. Peut-être également que les « quatre murs », qui sont les derniers mots, invitent à sortir du cadre, à aller tant vers le lecteur que le spectateur du tableau. Nous aurions alors une vision de l’homme, « Âme aux songes obscurs », et non plus seulement du poète.
b. La dualité de l’homme.
Cet homme est cher à Baudelaire. Il s’agit de l’homme déchiré, dédoublé, de l’homo duplex. (titre également d’un poème de Hugo dans La Légende des Siècles). Le choix de l’alexandrin est bien adapté à cette dualité par la césure à l’hémistiche qui souvent sépare deux entités opposées : « mesure » / « terreur » ; « génie » / « taudis » ; « rêveur » / « réveille ». Le sonnet lui-même en opposant les quatrains aux tercets oppose en quelque sorte la surface, l’apparence à la profondeur. Enfin c’est peut-être aussi dans le très habile vers 4 que se concentre la dualité, l’âme est contenue intégralement dans l’abîme comme si l’homme recelait en lui-même la source ultime de sa déchéance. Seul le poète est capable de voir cette réalité qui l’emplit d’effroi.
Au final Baudelaire offre au lecteur non une peinture parlante, pas même un discours sur la peinture mais une réelle recréation du tableau de Delacroix, une vision à part entière. Le Tasse de Delacroix, vision déjà du peintre, est recréé par le poète comme un emblème, un archétype du créateur divisé, déchiré entre son monde et le monde.(1)Cette image rejoint alors d’autres poésies comme « L’Albatros » et contribue au mythe baudelairien du génie persécuté.(2)