Explication de la partie centrale v. 7-37 de ce poème de 1835.
Les deux premiers vers énoncent la thèse romantique de la souffrance comme moteur de la création : "Les chants désespérés sont les chants les plus beaux / Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots." Cela rappelle au passage que Chant = poésie lyrique, celle qui est destinée à exprimer les sentiments intimes, de préférence mélancoliques. Plaisir esthétique du sanglot, il y a là quelque chose qui peut paraître malsain, de masochiste ("Laisse-là s'élargir, cette sainte blessure") ; en tous les cas, cela confirme la nature tourmentée du poète.
Suit l'illustration par le récit du pélican, dont on détaillera les épisodes, et le dernier alexandrin (v. 38) qui énonce la similitude de son sort avec les poètes : "ainsi que font" est une comparaison qui oriente donc vers une vérité générale, dans une phrase conclusive qui apostrophe Musset poète (puisque c'est sa Muse qui parle et l'exhorte).
Mais restons-en à l'essentiel de notre bestiaire en étudiant l'histoire de ce volatile qui préfigure les Albatros, Cygne et autre Condor, dans la poésie versifiée.
Les deux premiers vers (9-10) présentent le pélican de retour d'un long voyage, thème cher à la poésie lyrique depuis Du Bellay (Heureux qui, comme Ulysse...), mais ici de façon négative : "lassé", "dans les brouillards". Le verbe "retourne" au présent narratif installe aussi une action habituelle et répétitive, ce que confirmera plus bas l'adverbe "parfois" (v. 29).
La fin de la phrase (v. 11-12), après ces compléments circonstanciels, nous apprend qu'il est "père" (v. 24) de "ses petits", lesquels attendent qu'il leur donne ce qu'il est allé chercher, puisqu'ils sont "affamés". On voit la charge qui pèse sur lui : bien que le père semble très fatigué ou blessé quand il vient "s'abattre sur les eaux", il doit encore se soucier de leur sort en les nourrissant.
La phrase suivante, répartie sur trois vers (13-15), met à la rime - plate, alors que les précédentes étaient croisées - "proie" et "joie", une relation de causalité les unissant : le père est fêté en tant que nourrisseur de sa progéniture, laquelle est personnifiée par les sentiments qu'elle éprouve : "croyant" : un contraste se dessine : les enfants sont encore au stade de l'illusion alors que le père, lui, a une conscience de son sort que dévoilera la suite du récit.
Pour l'instant la chute de la phrase sur les "goitres hideux" confirme le contraste, cette fois entre cette disgrâce et la joie précédente, en même temps qu'elle exploite le détail physique caractéristique du pélican : sa poche sous le bec gonflée des poissons emmagasinés.
La phrase suivante, répartie encore sur trois vers (16-18), confirme la distance existant entre père et enfants par sa prise de hauteur ("roche élevée"), comme s'il était conscient de la supériorité que lui confère sa souffrance de voyageur. Eloignement paradoxal car il reste le père protecteur : "de son aile pendante abritant sa couvée". Enfin arrive le couple sujet / verbe ("il regarde les cieux"), retardé par effet de suspense, comme si cette aspiration à la montée était pour lui l'essentiel. Car ce père est un rêveur, comme le prouve l'épithète "mélancolique". Quant au champ lexical de la religion ("cieux", confirmé plus loin avec "Dieu"), il cite à relire le concret oiseau "pêcheur" en un plus spirituel 'pécheur' (soit ce que l'on nomme une syllepse ).
Mais quel crime a bien pu commettre cet être pour qu'au vers suivant "le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte" (v. 19), dans une hyperbole insistant sur sa souffrance infligée comme une punition ? L'aspect sanguinolent trouve une explication avec le don total : "il apporte son cœur", parce qu'il n'a rien trouvé à donner à manger dans une rythme ternaire : "mers fouillées en vain", "océan vide", "plage déserte" (v. 20-21). Si bien que la seule "profondeur" qui soit bénéfique est celle de "sa poitrine" : son cœur, qui se lit au sens concret bien sûr (avec le sang d'une blessure physique), mais aussi au sens abstrait (donc deuxième syllepse), du fait qu'échouant dans la nourriture matérielle, il ne lui reste plus que la spirituelle : cœur à prendre au sens métonymique des sentiments, ici de dévouement, qui anticipe l'idée du "divin sacrifice" (v. 29).
La phrase s'agrandit (v. 23-28), en signe d'amplification des actions et des sentiments. Il faut de nouveau attendre le troisième vers (25, après 23 et 24) pour avoir le couple sujet / verbe toujours retardé "il berce sa douleur", situé tantôt dans le second hémistiche : "retourne à ses roseaux", "il regarde les cieux", "il apporte son cœur", "il s'affaisse et chancelle", tantôt dans le premier : "Alors il se soulève" (v. 32), "Il pousse dans la nuit" (v. 34), ce qui installe une certaine régularité, comme un refrain.
On note la valeur sacralisante du singulier : "une roche élevée" devient "étendu sur la pierre" ; quant à "sa sanglante mamelle", elle rend ce père très maternel, dans la mesure où, comme une mère, il donne de son corps, ici "ses entrailles de père", qui résonnent encore au sens religieux ( fruit de vos entrailles ).
Son impassibilité est totale devant "son festin de mort" (= le festin qu'il donne de sa propre mort) : "sombre et silencieux", "regardant". On retrouve le rythme ternaire, que l'on avait relevé, à la chute de la phrase, pour insister sur sa diversité sentimentale : "Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur." : horreur sanglante, tendresse du partage, volupté de "son amour sublime", qui va au-delà de sa douleur par idéal divin.
La dernière phrase (v. 29-37), encore plus ample que la précédente, figure le summum de la scène pathétique : au "lassé d'un long voyage" du v. 9 répond en écho "Fatigué de mourir dans un trop long supplice" (v. 30), ce qui implique la nécessité de mettre un terme à cette torture volontaire, en refusant la vie que pourraient lui laisser ses enfants (v. 31), et en penchant plutôt vers la mort annoncée (dès le v. 27).
C'est pourquoi l'envol spectaculaire, dramatisé par l'adverbe "alors" (v. 32) et le geste personnifiant du cœur frappé de façon plus sentimentale que physique, est sa manière la plus évidente de rejoindre le monde des cieux. Il peut en effet rejoindre "Dieu" car il est conscient de la grandeur de son sacrifice, au bénéfice de ses enfants, lesquels ne sont plus évoqués dans ce dernier épisode, comme s'ils étaient déjà orphelins.
Les "brouillards du soir" (v. 10) débouchent maintenant sur "la nuit" (v. 34) dont le précédent silence (v. 23) est déchiré par la sauvagerie du "cri" d'adieu : le positif de la montée religieuse et sacrée entre ici en antithèse avec le négatif de l'abandon nostalgique, profane. La fin de la proposition principale "si funèbre adieu" fait place à la subordonnée de conséquence (amorcée par "que" en anaphore avec "et que") étalée sur les 3 derniers vers. Elle énonce les répercussions de ce cri ultime,· d'abord sur les égaux du pélican : la mise en fuite d'autres "oiseaux de mer" ; on a là un semblant de contradiction, car comment ceux-ci pourraient-ils "déserter le rivage" alors qu'au v. 21 on apprenait que la plage était "déserte" et qu'elle se retrouve peuplée au v. 36 ? La logique du détail narratif n'est pas ce qui préoccupe Musset dans ce final.· Répercussion ensuite sur "le voyageur" (on retrouve la valeur sacralisante du singulier), qui ne peut être le pélican lui-même puisqu'il est en vol alors que "sur la plage" se trouve un autre voyageur, plutôt humain, qui fait un signe de prière en reconnaissant la valeur funèbre de l'oiseau qui "passe" au-dessus de lui. Musset n'a pas ici parlé du promeneur pour unifier le sort des deux types de voyageurs.Ces deux dernières actions, aussi bien sur plan humain que des autres oiseaux, accentuent le sentiment d'isolement du Pélican en quelque sorte sanctifié par le martyr qu'il a enduré. On voit bien là la portée du domaine de la religion chrétienne dans la poésie de Musset.
En conclusion,on reviendra sur l'irréalisme de la scène, car, quels que soient les détails descriptifs de l'alimentation familiale, c'est son symbolisme sentimental qui l'emporte sur la véracité des actions. Dans la tonalité pathétique, affectionnée des Romantiques, l'animal suscite en effet avant tout les sentiments de don de soi, "de tendresse et d'horreur", le macabre n'étant racheté que par le divin envol. Si bien que la vision d'un être "se frappant le cœur avec un cri sauvage" ne peut être celle de l'oiseau (l'action est irréaliste), mais bien celle du poète lui-même, Musset ayant ailleurs écrit : "Frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie". Cela est une nouvelle illustration de la thèse de la souffrance sanglante à la base de la création artistique.