Ô mon passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d'orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j'allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon ami un écureuil. Ô mon enfance, gelées de coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de La Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j'arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre où elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l'avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d'école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes Sergent-Major5, plumes baïonnette de Blanzy-Poure, goûters de pain et de chocolat, noyaux d'abricots thésaurisés, boîte à herboriser, billes d'agate, chansons de Maman, leçons qu'elle me faisait repasser le matin, heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je n'aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfouies et dissoutes saisons. Les rives s'éloignent. Ma mort approche.
J'ai été un enfant, je ne le suis plus et je n'en reviens pas.
Soudain, je me rappelle notre arrivée à Marseille.
J'avais cinq ans. En descendant du bateau, accroché à la
jupe de Maman coiffée d'un canotier orné de cerises, je fus
effrayé par les trams, ces voitures qui marchaient toutes seules.
Je me rassurai en pensant qu'un cheval devait être
caché dedans. (...)
Peu après notre débarquement, mon père m'avait déposé,
épouvanté et ahuri, car je ne savais pas un mot de
français, dans une petite école de sœurs catholiques.
J'y restais du matin au soir, tandis que mes parents
essayaient de gagner leur vie dans ce vaste monde
effrayant. Parfois, ils devaient partir si tôt le matin qu'ils
n'osaient pas me réveiller. Alors, lorsque le réveil sonnait
à sept heures, je découvrais le café au lait entouré de
flanelles par ma mère qui avait trouvé le temps, à cinq
heures du matin, de me faire un petit dessin rassurant qui
remplaçait son baiser et qui était posé contre la tasse.
J'en revois de ces dessins : un bateau transportant
le petit Albert, minuscule à côté d'un gigantesque nougat
tout pour lui; un éléphant appelé Guillaume, transportant
sa petite amie, une fourmi qui répondait au doux nom
de Nastrine; un petit hippopotame qui ne voulait pas
finir sa soupe; un poussin de vague aspect rabbinique
qui jouait avec un lion. Ces jours-là, je déjeunais seul,
devant la photographie de Maman qu'elle avait mise
aussi près de la tasse pour me tenir compagnie.
(...) Je me rappelle qu'en quittant l'appartement, je fermais
la porte au lasso. J'avais cinq ou six ans et j'étais de
très petite taille. Le pommeau de la porte étant très haut placé,
je sortais une ficelle de ma poche, je visais le
pommeau en fermant un œil et, lorsque j'avais attrapé la boule
de porcelaine, je tirais à moi. Comme mes parents
me l'avaient recommandé, je frappais ensuite plusieurs fois
contre la porte pour voir si elle était bien fermée. Ce tic
m'est resté.
Texte 2:Dans cette seconde scène,
le narrateur a une dizaine d'année
Soudain, je la revois, si animée par la visite du médecin
venant soigner son petit garçon. Combien elle était
émue par ces visites du médecin, lequel était un pontifiant
crétin parfumé que nous admirions éperdument. Ces
visites payées, c'était un événement mondain, une forme de
vie sociale pour ma mère. Un monsieur bien du dehors
parlait à cette isolée, soudain vivifiée et plus distinguée. Et
même, il laissait tomber du haut de son éminence des
considérations politiques, non médicales, qui réhabilitaient
ma mère, la faisaient une égale et ôtaient, pour quelques
minutes, la lèpre de son isolement. Sans doute se
rappelait-elle alors que son père avait été un notable.
Je revois son aspect de paysanne pour le médecin,
sonore niais qui nous paraissait la merveille du monde
et dont j'adorais tout, même une trace de variole sur
son pif majestueux. Je revois l'admiration si convaincue
avec laquelle elle le considérait m'auscultant d'une tête
à l'eau de Cologne, après qu'elle lui eut tendu cette
serviette neuve à laquelle il avait droit divin.
Comme elle respectait cette nécessité magique
d'une serviette pour ausculter. Je la revois,
marchant sur la pointe des pieds pour ne pas le
déranger tandis qu'il me prenait génialement
le pouls tout en tenant génialement sa belle
montre dans sa main. Que c'était beau, n'est-ce pas,
pauvre Maman si peu blasée, si sevrée des
joies de ce monde ?
Albert COHEN, Le livre de ma mère, 1954