Alessandro Manzoni: "Lettre à Monsieur Chauvet sur l'unité de temps
et de lieu dans la tragédie" suivie de "Racine et Shakespeare"
de Stendhal et de la "Préface de Cromwell" de Victor Hugo.
Monsieur,
C'est une tentation à laquelle il est difficile de
résister, que celle d'expliquer
son opinion à un homme qui soutient l'opinion
contraire avec beaucoup
d'esprit et de politesse, avec une grande
connaissance de la matière
et une ferme conviction. Cette tentation, vous me
l'avez donnée, Monsieur,
en exposant les raisons qui vous portent à condamner
le système
dramatique que j'ai suivi dans la tragédie
intitulée, Il conte dí Carmagnola,
dont vous m'avez fait l'honneur de rendre compte dans
le Lycée français...
Mais il y
a, entre le but du poëte et celui de l'historien, une différence
qui s'étend nécessairement au choix de leurs moyens
respectifs. Et,
pour ne parler de cette différence qu'on ce qui
regarde proprement
l'unité d'action, l'historien se propose de
faire connaître une suite
indéfinie d'événements: le poète dramatique veut
bien aussi représenter
des événements, mais avec un degré de développement
exclusivement
propre à son art: il cherche à mettre en scène une
partie détachée
de l'histoire, un groupe d'événements dont
l'accomplissement puisse
avoir lieu dans un temps à peu près déterminé. Or, pour séparer ainsi
quelques faits particuliers de la chaîne générale de
l'histoire, et les offrir
isolés, il faut qu'il soit décidé, dirigé par une
raison; il faut que cette raison
soit dans les faits eux-mêmes, et que l'esprit du
spectateur puisse
sans effort, et même avec plaisir, s'arrêter sur
cette partie détachée
de l'histoire qu'on lui met sous les yeux. Il faut
enfin que l'action soit une;
mais cette unité existe-t-elle réellement dans la
nature des faits
historiques? Elle n'y est pas d'une manière absolue,
parce que dans
le monde moral, comme dans le monde physique, toute
existence
touche à d'autres, se complique avec d'autres
existences; mais
elle y est d'une manière approximative, qui suffit à
l'intention du poète,
et lui sert de point de direction dans son travail.
Que fait donc le poète?
Il choisit, dans l'histoire, des événements
intéressants et dramatiques,
qui soient liés si fortement l'un à l'autre, et si
faiblement avec ce qui
les à précédés et suivis, que l'esprit, vivement
frappé du rapport
qu'ils ont entre eux, se complaise à s'en former un
spectacle unique,
et s'applique avidement à saisir toute l'étendue,
toute la profondeur
de ce rapport qui les unit, à démêler aussi
nettement que possible
ces lois de cause et d'effet qui les gouvernent.
Cette unité est encore
plus marquée et plus facile à saisir, lorsque
entre plusieurs faits liés
entre eux il se trouve un événement principal,
autour duquel tous
les autres viennent se grouper, comme moyens ou
comme obstacles;
un événement qui se présente quelquefois comme
l'accomplissement
des desseins des hommes, quelquefois, au
contraire, comme un coup
de la Providence qui les anéantit; comme un terme
signalé ou entrevu
de loin, que l'on voulait éviter, et vers lequel en
se précipite par le chemin
même où l'on s'était jeté pour courir au but opposé.
C'est cet événement
principal que l'on appelle catastrophe, et que l'on
a trop souvent confondu
avec l'action, qui est proprement l'ensemble et la
progression de tous
les faits représentés.
Stendhal,
Racine et Shakespeare (1823) : Stendhal y compare le
théâtre racinien
et shakespearien afin de montrer que le théâtre de Shakespeare
est supérieur.
Stendhal demande aussi aux dramaturges de renoncer à la
versification.
Hugo,
Préface de Cromwell (1827) :
Stendhal résume la dispute entre les
partisans de Racine et ceux de Shakespeare à la question de l'observance des
deux unités de temps
et de lieu.
Selon lui, les imitateurs de
Shakespeare ont raison de rejeter
ces deux règles adoptés par les
imitateurs de Racine. Ces derniers
seraient les classiques du fait de
leur attachement aux anciennes règles
alors que les premiers seraient
les romantiques en raison de leur volonté
de donner avant tout aux peuples le
plus de plaisir possible quitte,
si nécessaire, à renoncer au respect
des règles.
Victor Hugo Préface Cromwell
(1827)
Le drame qu'on va lire n'a rien qui le recommande à
l'attention ou à la bienveillance du public. Il n'a point, pour attirer sur lui
l'intérêt des opinions politiques, l'avantage du veto de la censure administrative,
ni même, pour lui concilier tout d'abord la sympathie littéraire des hommes de
goût, l'honneur d'avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture
infaillible...