« je pense donc je suis »
Discours de la Méthode, IVème partie
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations
que j'y ai faites car elles sont si métaphysiques et si peu
communes qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fonde
ments que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler] J'avais dès longtemps remarqué
que, pour les moeurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines, tout de même que
si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus;
mais, parce qu'alors je désirais vaquer seulement à la
recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse
tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument
faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute,
afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose
en ma créance, qui fût entièrement indubitable.
Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois,
je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût
telle qu'ils nous la font imaginer.
Et pource qu'il y a des hommes qui se méprennent
en raisonnant, même tou chant les plus simples
matières de géométrie, et y font des paralogismes,
jugeant que j'étais sujet à faillir, autant qu'aucun autre,
je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations.
Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées,
que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir
quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors,
qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses
qui m'étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus
vraies que les illusions de mes songes.
Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je
voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la
philosophie que je cherchais.
Descartes, Discours de la Méthode (1637),
Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1966.
Analyse du Cogito de Descartes (WEBLETTRES)
Descartes (1596 - 1650) nous permet de discerner cette forme d'être originale qu'est l'homme, "étranger dans son propre pays" comme l'affirmait Malebranche. Pourquoi ? C'est que par la conscience, terme qui vient du latin cum scientia qui signifie "accompagné de savoir", l'homme cesse de faire partie intégrante du monde : le monde cesse d'être le lieu de l'homme alors qu'il enveloppe son existence.
Par la conscience nous saisissons la transcendance de l'homme, l'actede dépasser ce monde puisque l'homme s'interroge sur ce monde : il se distingue donc de lui en marquant un recul, une distance. Être conscient, s'est en effet agir, sentir ou penser et savoir qu'on agit, qu'on sent et qu'on pense. Pour se rendre compte, pour se représenter les choses il faut instaurer une distance entre soi et le reste. Si l'animal souffre, désire, perçoit, se souvient... il ne sait pas qu'il souffre, désire..."Savoir, c'est savoir qu'on sait"... (Alain).
Le fait d'être conscient constitue donc pour l'homme un évènement décisif qui le situe dans le monde et lui permet une sorte de maîtrise du monde. La conscience qui est l'aptitude de l'homme à penser et à agir, sépare l'homme du monde puisque, il n'est plus simplement dans le monde, choses parmi les choses, vivant parmi les vivants, il est au contraire devant le monde, spectateur, et, dans ce vis à vis le monde se constitue pour lui comme monde à connaître, à comprendre, à juger ou à transformer. Il y a donc rupture avec le monde immédiat. Ce pouvoir qu'est la conscience "élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres vivants sur la terre. Par là il est une personne" (Kant).
La conscience est ce par quoi l'homme est homme : elle lui permet de s'étonner, de s'interroger sur lui et sur le monde, sur Dieu. Elle est ce qui permet d'atteindre, au milieu de toutes les illusions qui nous guettent, une certitude.Or l'unique certitude qui résiste au doute est celle que nous livre Descartes dans le Discours de la Méthode (1637): "Cogito ergo sum". (je pense donc je suis). Le but de Descartes est de rechercher la vérité dans les sciences. Le moyen sera le doute. Il s'agira d'une méthode sceptique pour parvenir à une certitude. Chercher à voir "s'il ne resterait pas quelque en ma créance qui fut entièrement indubitable". Il fait donc porter son doute sur tout ce qui l'entoure puisque nos sens "nous trompent quelquefois" ; nos représentations données par nos sens et nos raisonnements ne sont pas sûres. Donc "Je me trompe, alors je doute".
Vient ensuite le moment crucial de sa philosophie et son doute va prendre fin. Descartes doute parce qu'il se trompe au sujet des objets qui l'entourent mais il ne peut pas douter qu'il est en train de douter, qu'il pense. Le fait de penser qu'il doute prouve son existence. Cette affirmation est le premier principe de sa philosophie, sa première certitude, le fondement inébranlable à partir de quoi il construira sa philosophie et sa physique. En doutant il pense et il éprouve son existence : cette preuve n'est pas le fruit d'une déduction logique comme pourrait le faire croire la préposition "donc". Il s'agit d'une intuition immédiate : "Je suis". Descartes continue alors : "puis examinant avec attention ce que j'étais..." En effet, dire que j'existe ne dit pas ce que je suis! Pour Descartes "Je suis une chose qui pense" mon essence, ma nature n'est que de penser.
Descartes définit l'homme par la conscience ; c'est alors qu'il introduit le dualisme entre l'âme et le corps et la redoutable question de leur union : il ajoute en effet :"...Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est à dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fut point, elle ne cesserait point d'être tout ce qu'elle est". Comprenons bien son argument : il est inutile de prouver l'existence du corps pour penser (puisque je pense naturellement) alors que si je cesse de penser, même si tout l'univers matériel existe (mon corps et le monde) je ne suis plus rien, l'âme est donc distincte du corps (dualisme) = on peut connaître la pensée sans le corps. Elle est le premier principe de sa philosophie car c'est à partir de ce principe que l'on pourra connaître tout le reste (le corps et le monde matériel).
La certitude porte bien sur l'existence mais cette certitude paraîtra bien pauvre à d'autres philosophes tels que Kant ou Sartre : pour eux la conscience de soi n'est pas, ne peut pas être connaissance de soi: le sujet que je suis est un pur pouvoir de synthèse, il unifie mes sensations. Sans cette condition de possibilité, cette faculté de synthèse qui me permet d'unifier mes représentations du monde, le monde serait un pur chaos; le sujet ne peut prendre conscience du monde et de lui même qu'à travers son activité.Nous allons être amené à distinguer :
- la conscience immédiate ou directe qui accompagne les actes du sujets et :
- la conscience réfléchie : le sujet est conscient d'avoir conscience, c'est à dire qu'il se saisit lui même comme conscience et qu'il prend conscience de lui même en tant que sujet conscient.