jeudi 5 juillet 2018

ESABAC EPREUVES 2018 : Laurent Gaudé, Eldorado. 2006, Commentaire dirigé - Essai bref : Musique pour vivre, musique pour écrire…





Henri Matisse, La tristesse du Roi, 1952, papiers gouachés, découpés, marouflés sur toile, 292 x 386 cm, Centre Pompidou, Paris




Mais il y eut ces cris poussés à l’aube du deuxième jour, ces cris qui renversèrent tout et marquèrent le début du second voyage. De celui-là, elle se rappelait chaque instant. Depuis deux ans, elle le revivait sans cesse à chacune de ses nuits. De celui-là, elle n’était jamais revenue.

Les cris avaient été poussés par deux jeunes Somalis. Ils s’étaient réveillés avant les autres et donnèrent l’alarme. L’équipage avait disparu. Ils avaient profité de la nuit pour abandonner le navire, à l’aide de l’unique canot de sauvetage. La panique s’empara très vite du bateau. Personne ne savait piloter pareil navire. Personne ne savait, non plus, où l’on se trouvait. A quelle distance de quelle côte ? Ils se rendirent compte avec désespoir qu’il n’y avait pas de réserve d’eau ni de nourriture. Que la radio ne marchait pas. Ils étaient pris au piège. Encerclés par l’immensité de la mer. Dérivant avec la lenteur de l’agonie. Un temps infini pouvait passer avant qu’un autre bateau ne les croise. Les visages, d’un coup, se fermèrent. On savait que si l’errance se prolongeait, la mort serait monstrueuse. Elle les assoifferait. Elle les éteindrait. Elle les rendrait fous à se ruer les uns contre les autres.

Tout était devenu lent et cruel. Certains se lamentaient. D’autres suppliaient leur Dieu. Les bébés ne cessaient de pleurer. Les mères n’avaient plus d’eau. Plus de force. Plus les heures passaient et plus les cris d’enfants faiblissaient d’intensité – par épuisement- jusqu’à cesser tout à fait. Quelques bagarres éclatèrent, mais les corps étaient trop faibles pour s’affronter. Bientôt, ce ne fut plus que silence.

Laurent Gaudé, Eldorado, 2006

COMPREHENSION

1)Relevez le champ lexical de l’angoisse
2)Pourquoi, d’après vous, le narrateur utilise-t-il le conditionnel 
(lignes11 -13)
3)Observez la construction des phrases. Quel effet le narrateur  cherche-t-il  à produire ?

INTERPRETATION

1)Confronter la première et la dernière phrase du texte : quels changements remarquez-vous ?
2)Qu’est-ce que le narrateur veut dénoncer par le biais de cet extrait ?

REFLEXION PERSONNELLE

Cet extrait décrit le voyage comme tentative désespérée de fuite vers un avenir meilleur. Développez une réflexion personnelle sur ce thème en vous appuyant aussi sur vos lectures 






b) saggio breve

Dopo aver analizzato l’insieme dei documenti, formulate un saggio breve in riferimento al tema posto (circa 600 parole).

Musique pour vivre, musique pour écrire…

Document 1
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autre fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Charles Baudelaire, « LXIX – La Musique », Les fleurs du mal, 1857

Document 2
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair,
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe (1) assassine,
L'Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.
1) Trait d’esprit dans les épigrammes ou à la fin des poèmes

Paul Verlaine, « Art poétique », Jadis et Naguère, 1885


Document 3
Tout occupé par mes comparaisons, je n'ai point encore dit l'immense plaisir que Gertrude (1) avait pris à ce concert de Neuchâtel. On y jouait précisément La symphonie pastorale. Je dis "précisément" car il n'est, on le comprend aisément, pas une œuvre que j'eusse pu davantage souhaiter de lui faire entendre. Longtemps après que nous eûmes quitté la salle de concert, Gertrude resta encore silencieuse et comme noyée dans l'extase.
- Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin.
- Aussi beau que quoi, ma chérie ?
- Que cette « scène au bord du ruisseau ».
Je ne lui répondis pas aussitôt, car je réfléchissais que ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde tel qu’il était, mais bien tel qu’il aurait pu être, qu’il aurait pu être sans le mal et sans le péché. Et jamais encore je n’avais osé parler a Gertrude du mal, du péché, de la mort.
- Ceux qui ont des yeux, dis-je enfin, ne connaissent pas leur bonheur.
- Mais moi qui n'en ai point, s'écria-t-elle aussitôt, je connais le bonheur d'entendre.
1) Jeune orpheline aveugle de quinze ans recueillie et élevée par le pasteur qui raconte cet épisode.

André Gide, La symphonie pastorale, 1919


Document 4

Ora, tu pensa un pianoforte. I tasti iniziano. I tasti finiscono. Tu sai che sono ottantotto, su questo nessuno può fregarti. Non sono infiniti loro. Tu sei infinito e dentro quegli ottantotto tasti la musica che puoi fare è  infinita.
Questo a me piace. In questo posso vivere.
Ma se io salgo su quella scaletta e davanti a me si srotola una tastiera di milioni di tasti. Milioni e miliardi di tasti che non finiscono mai, e questa è la verità che non finiscono mai…quella tastiera è infinita…
Ma se quella tastiera è infinita, allora su quella tastiera non c’è musica che puoi suonare.
Ti sei seduto su un seggiolino sbagliato: quello è il pianoforte su cui suona Dio. […]
Ma non avete paura, voi, solo a pensarla quell’enormità? Solo a pensarla, a viverla?
Io ci sono nato su questa nave. E vedi anche qui il mondo passava, ma non più di duemila persone per volta. E di desideri ce n’erano, ma non più di quelli che ci potevano stare su una nave tra una prua e una poppa. Suonavi la tua felicità su una tastiera che non era infinita.
Io ho imparato a vivere in questo modo…
La terra, è una nave troppo grande per me. È una donna troppo bella. È un viaggio troppo lungo. È un profumo troppo forte. È una musica che non so suonare. Non scenderò dalla nave.

Alessandro Baricco, Novecento: Un monologo, Feltrinelli, 1994

Imagine, maintenant : un piano. Les touches ont un début. Et les touches ont une fin. Toi, tu sais qu'il y en a quatre-vingt-huit, là-dessus personne peut te rouler. Elles sont pas infinies, elles. Mai toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie. Elles, elles sont quatre-vingt-huit.
Toi, tu es infini. Voilà ce qui me plaît. Ça, c'est quelque chose qu'on peut vivre. Mais si je monte sur cette passerelle et que devant moi se déroule un clavier de millions de touches, des millions, des millions et des milliards de touches, qui ne finissent jamais, et ce clavier-là, il est infini…
Et si ce clavier est infini, alors sur ce clavier-là, il n'y a aucune musique que tu puisses jouer. Tu n'es pas assis sur le bon tabouret : ce piano-là, c'est Dieu qui y joue. […]
Vous n'avez jamais peur, vous, d'exploser, rien que d'y penser, à toute cette énormité, rien que d'y penser? D'y vivre...
Moi, j'y suis né, sur ce bateau. Et le monde y passait, mais par deux mille personnes à la fois. Et des désirs, il y en avait aussi, mais pas plus que ce qui pouvait tenir entre la proue et la poupe. Tu jouais ton bonheur, sur un clavier qui n'était pas infini.
C'est ça que j'ai appris, moi. La terre, c'est un bateau trop grand pour moi. C'est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. Pardonnez-moi. Mais je ne descendrai pas.

Alessandro Baricco, Novecento : pianiste. Un monologue, traduction de Françoise Brun, Gallimard, coll. Folio, nouvelle éd., 2017