dimanche 25 janvier 2015

Nuit et Brouillard (1955) - Texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet - AUSCHWITZ : 27 janvier 1945 - 27 janvier 2015




"Nous avons conçu Nuit et Brouillard
comme un dispositif d'alerte"




Nuit et Brouillard, un  film d’Alain Resnais. 

 Musique: Hanns Eisler.
 Orchestre sous la direction de Georges Delerue. 



« Même un paysage tranquille, Même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe, Même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, Même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration.
Le Struthof, Oranienburg, Auschwitz, Neuengamme, Belsen, Ravensbrück, Dachau, Furent des noms comme les autres sur les cartes et les guides. Le sang a caillé, les bouches se sont tues, Les blocs ne sont plus visités que par une caméra, Une drôle d’herbe a poussé et recouvert la terre usée par le piétinement des concentrationnaires, Le courant ne passe plus dans les fils électriques, Plus aucun pas, que le nôtre.
1933 La machine se met en marche. Sans querelles. On se met au travail. Un camp de concentration se construit comme un stade, ou un grand hôtel, Avec des entrepreneurs, des devis, de la concurrence, Sans doute des pots de vin.
Pas de style imposé. C’est laissé à l’imagination. Style alpin, style garage, style japonais, sans style.
Les architectes inventent calmement ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois. Pendant ce temps, Burger, ouvrier Allemand, Stern, étudiant Juif d’Amsterdam, Schmulski, archand de Cracovie, Annette, lycéenne de Bordeaux, vivent leur vie de tous les jours sans savoir qu’ils ont déjà, à mille kilomètres de de chez eux, une place assignée.


Et le jour vient où leurs blocs sont terminés, où il ne manque plus qu’eux.

Raflés de Varsovie, Déportés de Lodz, de Prague, de Bruxelles, d’Athènes, de Zaghreb, d’Odessa ou de Rome, Internés de Pithiviers, Raflés du Vél’ d’Hiv’, Résistants parqués à Compiègne,


La foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris au hasard, se met en marche vers les camps.

Trains clos, verrouillés, Entassement des déportés à cent par wagon, Ni jour ni nuit, la faim la soif, l’asphyxie, la folie.


Un message tombe, quelquefois ramassé. La mort fait son premier choix. Un second est fait à l’arrivée, dans la nuit et le brouillard.

Aujourd’hui sur la même voie, il fait jour et soleil. On la parcourt lentement.A la recherche de quoi?


De la trace des cadavres qui s’écroulaient dès l’ouverture des portes?

Ou bien du piétinement des premiers débarqués poussés à coups de crosse jusqu’à l’entrée du camp,

Parmi les aboiements des chiens, les éclairs des projecteurs, Avec au loin la flamme du crématoire,

Dans une de ces mises en scène nocturnes qui plaisaient tant aux Nazis?

Premier regard sur le camp: C’est une autre planète.
Sous son prétexte hygiénique, La nudité, du premier coup, livre au camp l’homme déjà humilié,


Rasé, Tatoué, Numéroté, Pris dans le jeu d’une hiérarchie encore incompréhensible, Revêtu de la tenue bleue rayée, Classé parfois Nacht und Nebel, nuit et brouillard, Marqué du triangle rouge des politiques, le déporté affronte d’abord les triangles verts, les droits communs, Maîtres parmi les sous-hommes. Au-dessus le kapo, Presque toujours un droit commun. Au-dessus encore le SS, l’intouchable, On lui parle à trois mètres. Tout en haut le commandant, lointain, il préside au rite, il affecte d’ignorer le camp.Qui ne l’ignore pas d’ailleurs…

Cette réalité des camps méprisée par ceux qui la fabriquent, Insaisissable pour ceux qui la subissent,

C’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes. Ces blocs en bois,

Ces châlits où l’on dormait à trois, Ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, Aucune description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension, Celle d’une peur ininterrompue.

Il faudrait la paillasse qui servait de garde-manger et de coffre-fort, La couverture pour laquelle on se battait, Les dénonciations, les jurons, Les ordres retransmis dans toutes les langues, Les brusques entrées du SS pris d’une envie de contrôle ou de brimade.
De ce dortoir de brique, de ces sommeils menacés, Nous ne pouvons que vous montrer l’écorce,


La couleur. Voilà le décor. Des bâtiments qui pourraient être écuries, granges, ateliers, Un terrain pauvre devenu terrain vague, Un ciel d’automne indifférent. Voilà tout ce qui nous reste pour imaginer cette nuit coupée d’appels, de contrôles de poux, Nuit qui claque des dents, Il faut dormir vite, Réveil à la trique, on se bouscule, On cherche ses effets volés. Cinq heures, rassemblement interminable sur l’Appel-Platz, Les morts de la nuit faussent toujours les comptes. Un orchestre joue une marche d’opérette au départ pour la carrière, Pour l’usine. Travail dans la neige, qui devient vite de la boue glacée, Travail dans la chaleur d’août, avec la soif et la dysenterie.

Trois mille Espagnols sont morts pour construire cet escalier qui mène à la carrière de Mauthausen.
Travail dans les usines souterraines. De mois en mois, elles se terrent, s’enfoncent, se cachent,


Tuent. Elles portent des noms de femmes:Dora, Laura. Mais ces étranges ouvriers de trente kilos sont peu sûrs. Et le SS les guette, Les surveille, Les fait rassembler, Les inspecte et les fouille avant le retour au camp.

Des pancartes de style rustique renvoient chacun chez soi. Le kapo n’a plus qu’à faire le compte de ses victimes de la journée. Le déporté, lui, retrouve l’obsession qui dirige sa vie et ses rêves : Manger. La soupe. Chaque cuillère n’a pas de prix. Une cuillère de moins, c’est un jour de moins à vivre. On troque deux, trois cigarettes contre une soupe. Beaucoup, trop faibles, ne peuvent défendre leur ration contre les coups et les voleurs. Ils attendent que la boue, la neige les prenne.
S’étendre enfin n’importe où et avoir son agonie bien à soi.
Les latrines, les « Aborts », Des squelettes au ventre de bébé y venaient sept fois, huit fois par nuit,


La soupe était diurétique. Malheur à celui qui rencontrait un kapo ivre au clair de lune. On s’y observait avec crainte, On y guettait des symptômes bientôt familiers, Faire du sang c’était signe de mort. Marché clandestin on y vendait, on y achetait, on y tuait en douce. On s’y rendait visite, On se passait les vraies et le fausses nouvelles, On y organisait des groupes de résistance. Une société y prenait forme, Une forme sculptée dans la terreur, Moins folle pourtant que l’ordre des SS qui s’exprimait par ces préceptes, « La propreté c’est la santé » « Le travail c’est la liberté » « A chacun son dû » « Un pou c’est un mort ». Et un SS dont?

Chaque camp réserve des surprises: Un orchestre symphonique, Un zoo, Des serres où Himmler entretient des plantes fragiles, Le chêne de Gœthe à Buchenwald,  On a construit le camp autour mais on a respecté le chêne. Un orphelinat éphémère, Constamment renouvelé. Un bloc des invalides.
Alors le monde véritable, Celui des paysages calmes, Celui du temps d’avant, Peut bien apparaître au loin, Pas si loin, Pour le déporté c’était une image. Il n’appartenait plus qu’à cet univers fini, fermé, Limité par les miradors, D’où les soldats surveillaient la bonne tenue du camp, Visaient sans fin les déportés, Les tuaient à l’occasion, par désœuvrement.
Tout est prétexte à facétie, à punition, à humiliation.  Les appels durent des heures. Un lit mal fait: vingt coups de bâton. Ne pas se faire remarquer, ne pas faire signe aux dieux. Ils ont leurs potences, leurs terrains de mise à mort. Cette cour du bloc onze, dérobée aux regards, arrangée pour la fusillade, Avec son mur protégé contre le ricochet des balles, Ce château d’Harteim où des autocars aux vitres fumées conduisent des passagers qu’on ne reverra plus. Transports noirs qui partent à la nuit et dont personne ne saura jamais rien.
Mais c’est incroyablement résistant un homme. Le corps brûlé de fatigue, l’esprit travaille, Les mains couvertes de pansements travaillent, On fabrique des cuillères, des marionnettes qu’on dissimule, Des monstres, Des boîtes, On réussit à écrire, à prendre des notes, À exercer sa mémoire avec des rêves, On peut penser à Dieu,  On arrive même à s’organiser politiquement, à disputer aux droits communs le contrôle intérieur de la vie du camp. On s’occupe des plus atteints, on donne sur sa nourriture, on crée des entraides.
En dernière ressource, on pousse avec angoisse les plus menacés à l’hôpital. Approcher de cette porte c’était l’illusion d’une vraie maladie, l’espérance d’un lit. C’était aussi le risque d’une mort à la seringue. Les médicaments sont dérisoires, les  pansements sont en papier, la même pommade sert pour toutes les maladies, pour toutes les plaies. Quelquefois, le malade affamé mange son pansement. À la fin tous les déportés se ressemblent, Ils s’alignent sur un modèle sans âge qui meurt les yeux ouverts. Il y avait un bloc chirurgical. Pour un peu on se serait cru devant une vraie clinique. Infirmière inquiétante.Il y a un décor, mais derrière? Des opérations inutiles, des amputations, des mutilations expérimentales. 


Les kapos, comme les chirurgiens SS, peuvent se faire la main. Les grandes usines chimiques envoient aux camps des échantillons de leurs produits toxiques. Ou bien elles achètent un lot de déportés pour leurs essais. De ces cobayes, quelques uns survivront, Castrés, Brûlés au phosphore.

Il y a celles dont la chair sera marquée pour la vie, Malgré le retour.

Ces femmes, ces hommes, les bureaux administratifs conservent leurs visages déposés à l’arrivée.


Les noms aussi sont déposés; des noms de vingt-deux nations; ils remplissent des centaines de registres, des milliers de fichiers. Un trait rouge biffe les morts. Des déportés tiennent cette comptabilité délirante, toujours fausse, sous l’œil des SS et des kapos privilégiés. Ceux-là sont les « prominenz », le gratin du camp. Le kapo a sa propre chambre, où il peut entasser ses réserves et recevoir le soir ses jeunes favoris. Tout près du camp, le commandant a sa villa, où sa femme contribue à entretenir une vie familiale, Et quelquefois mondaine, comme dans n’importe quelle autre garnison. Peut-être seulement s’y ennuie-t-elle un peu plus: La guerre ne veut pas finir.

Plus fortunés, les kapos avaient un bordel.
Des prisonnières mieux nourries, mais comme les autres vouées à la mort.
Quelquefois de ces fenêtres, il est tombé un morceau de pain pour un camarade au-dehors.Ainsi les SS étaient arrivés dans le camp à reconstituer une cité vraisemblable avec hôpital, quartiers réservés, quartiers résidentiels, et même, oui, une prison.
Inutile de décrire ce qui se passait dans ces cachots. Ces cages, calculées pour qu’on ne puisse tenir ni debout, ni couché, Des hommes, des femmes y furent suppliciés consciencieusement pendant des jours. Les bouches d’aération ne retiennent pas le cri.
1942 Himmler se rend sur les lieux. Il faut anéantir, mais productivement. Laissant la productivité à ses techniciens, Himmler se penche sur le problème de l’anéantissement. On étudie des plans, Des maquettes. On les exécute, et les déportés eux-mêmes participent aux travaux. Un crématoire, cela pouvait prendre à l’occasion un petit air carte postale. Plus tard, aujourd’hui, des touristes s’y font photographier. La déportation s’étend à l’Europe entière. Les convois s’égarent, stoppent, repartent, sont bombardés, arrivent enfin. Pour certains, la sélection est déjà faite. Pour les autres, on trie tout de suite. Ceux de gauche iront travailler, Ceux de droite…
Ces images sont prises quelques instants avant une extermination. Tuer à la main prend du temps;


On commande les boîtes de gaz Zyklon. Rien ne distinguait la chambre à gaz d’un bloc ordinaire.

À l’intérieur une salle de douche fausse accueillait des nouveaux venus. On fermait les portes,

On observait. Le seul signe, mais il faut le savoir, C’est ce plafond labouré par les ongles.

Même le béton se déchirait. Quand les crématoires sont insuffisants, on dresse des bûchers.

Les nouveaux fours absorbaient cependant plusieurs milliers de corps par jour.
Tout est récupéré. Voici les réserves des nazis en guerre, Leurs greniers. Rien que des cheveux de femme. A quinze pfennigs le kilo, on en fait du tissu. Avec les os, Des engrais, tout au moins on essaie. Avec les corps, Mais on ne peut plus rien dire… Avec les corps on veut fabriquer Du savon. Quand à la peau…
1945 Les camps s’étendent, sont pleins, ce sont des villes de cent mille habitants. Complet partout. La grosse industrie s’intéresse à cette main d’œuvre infiniment renouvelable. Des usines ont leur camp personnel interdit aux SS. Steyer, Krupp, Heinkel, I.G. Farben, Siemens, Hermann Göring, s’approvisionnent à ces marchés. Les nazis peuvent gagner la guerre. Ces nouvelles villes font partie de leur économie. Mais ils la perdent.  Le charbon manque pour les crématoires, Le pain manque pour les hommes, Les cadavres engorgent les rues des camps. Le typhus.
Quand les alliés ouvrent les portes… Toutes les portes… Les déportés regardent sans comprendre. Sont-ils délivrés? La vie quotidienne va-t-elle les reconnaître?

Je ne suis pas responsable dit le kapo.
Je ne suis pas responsable dit l’officier.
Je ne suis pas responsable.
Alors qui est responsable?

Au moment où je vous parle, L’eau froide des marais et des ruines remplit le creu des charniers.


Une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire. La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert. L’herbe fidèle est venue à nouveau sur les « appel-platz » autour des blocks. Un village abandonné, encore plein de menaces. Le crématoire est hors d’usage. Les ruses nazies sont démodées. Neuf millions de morts hantent ce paysage. Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre?


Quelque part, parmi nous, il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines, Comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, Qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, Comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, Nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, Et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »






  Au nom du mort qui fut sans nom
Au nom des portes verrouillées
Au nom de l'arbre qui répond
Au nom des plaies au nom des prés mouillés
Au nom du ciel en feu de nos remords
Au nom d'un père qui n'aura plus son fils
Au nom du livre où le sage s'endort
Au nom de tous les fruits qui mûrissent
Au nom de l'ennemi au nom de vrai combat
Où l'oiseau avait fait son nid
Au nom du grand retour de flamme et de soldats
Au nom des feuilles dans le puits
Au nom des justices sommaires
Au nom de la paix si faible et dans nos bras
Au nom des nuits vivantes d'une mère
Au nom d'un peuple dont s'effacent les pas
Au nom de tous les noms qui n'ont plus de renom
Au nom des lois remuantes au nom des Voix
Qui disent oui qui disent non
Au nom des hommes aux yeux de proie
Amour je te livre aux premières fureurs de la Joie.
Jean Cayrol

NUIT ET BROUILLARD D' ALAIN RESNAIS (1955), mardi , le 27 janvier 2015, salle I D, H. 11,00 - 13,00, - AUSCHWITZ : 27 janvier 1945 - 27 janvier 2015





Pour mes élèves de  la filière  ESABAC, et pour ceux qui le souhaiteront,
  mardi , le 27 janvier 2015, salle I D, H. 11,00 - 13,00,   vision de ce film incontournable,
 à l'occasion du 70e anniversaire de la libération d'Auschwitz




Nuit et Brouillard de Alain Resnais, 
texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet
 (documentaire camp de concentration) 
durée 32 min.






"Nous avons conçu Nuit et Brouillard 
comme un "dispositif d'alerte".  

"Ce film n'est pas un reliquaire refroidi, [...] un monument élevé à la mémoire discrète de
 nos morts. Il est surtout le témoignage vivant, incroyable, des manifestations extrémistes 
de l'oppression et de la force mises au service d'un système qui n'eut pas le respect des droits élémentaires de chacun dans son originalité et dans ses particularités. [...] 
Dans le ciel indifférent de ces sèches images, il y a, menaçantes, les nuées toujours en mouvement du racisme éternel. [...]
Le souvenir  ne demeure que  lorsque le présent l'éclaire.Si les crématoiresne sont plus
que des squelettes dérisoires, si le silence tombe comme un suairesur les terrains mangés d'herbe des anciens camps, n'oublions pas que notre propre pays n'est pas exempt du scandale raciste.

Et c'est alors que Nuit et Brouillard devient non seulement un exemple sur lequel méditer, mais un appel, un "dispositif d'alerte" contre toutes les nuits et tous les brouillards qui tombent sur une terre qui naquit pourtant dans le soleil, et pour la paix."  

Jean Cayrol, Les Lettres Françaises, 606, Février 1956
Texte de jean Cayrol  
dit par Michel Bouquet 
musique  Hans Eisler


« Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une douceur terrifiante ; on sort de là ravagé, confus et pas très content de soi. » En quelques phrases, François Truffaut résumait en 1975 les principales attitudes et impressions que suscite de prime abord Nuit et Brouillard, comme la difficulté critique d’en parler sans indécence. Ce film résume le dilemme fondamental face au phénomène concentrationnaire et à l’extermination des juifs d’Europe par les nazis : comment rendre compte de l’indicible en sachant que ni les mots ni les images n’y parviennent vraiment, comment continuer à en parler sans tomber dans la banalisation de l’horreur ? De ce point de vue, Nuit et Brouillard demeure une œuvre inégalée. Le croisement entre les images en couleurs tournées en 1955 et les images d’archives en noir et blanc, leur constante mise en perspective par le commentaire sobre et informatif dit par Michel Bouquet, le lent crescendo dans l’horreur des images confèrent au film une force confondante. En même temps, il marque un moment particulier dans l’histoire de la mémoire de la déportation.
Réalisé dix ans après la fin de la guerre, Nuit et Brouillard reste tributaire de la perception que l’on pouvait avoir du phénomène dans les années 1950. À cette époque, le souvenir de la déportation est véhiculé en premier lieu par les déportés politiques et leurs associations. Les rescapés juifs non seulement sont peu nombreux – pour la France, deux mille cinq cents survivants sur soixante-dix mille déportés juifs –, mais ils ne font pas entendre leur voix, comme si le silence avait été alors leur moyen de continuer à vivre après le traumatisme.
De fait, Nuit et Brouillard est d’abord un film sur le phénomène concentrationnaire tel que les déportés des camps de Dachau et de Buchenwald ont pu en rapporter l’expérience. L’auteur du commentaire, Jean Cayrol, en était lui-même un rescapé. Le film montre bien les chambres à gaz d’Auschwitz mais gomme la spécificité du génocide juif. L’œuvre d’Alain Resnais se situe dans cette première période de la mémoire de la déportation, où le choc de l’ouverture des camps est proche mais où l’on distingue encore mal l’ampleur et la diversité du phénomène. Les nombreux travaux d’historiens parus depuis et les témoignages spécifiques des rescapés du génocide ne permettraient plus aujourd’hui de rester dans cette relative confusion.
Alors faut-il continuer à montrer Nuit et Brouillard ? Oui, car en trente minutes, l’essentiel est dit : l’horreur du meurtre de masse, la survie et la mort, le temps qui passe et l’enjeu de la mémoire. Certes il demande à être complété en faisant apparaître clairement la spécificité juive du phénomène concentrationnaire. Mais la stupeur admirablement mise en images par Alain Resnais en 1956 frappe toujours et alerte, comme ces mots de Jean Cayrol sur les décombres d’un crématoire : « Qui de nous veille sur cet étrange crématoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux... nous qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »


«Faisons en sorte que cela ne se répète jamais...


 Faisons en sorte que ce ne soit jamais de l’histoire ancienne » 

 Simon Weil

Au revoir les enfants de Louis Malle (1987), mardi , le 27 janvier 2015, salle V D, H. 9,00 - 11,00 - AUSCHWITZ : 27 janvier 1945 - 27 janvier 2015


Pour mes élèves de  la filière  ESABAC, et pour ceux 

qui le souhaiteront,   mardi , le 27 janvier 2015, 

salle V D, H. 9,00 - 11,00,  vision de ce film magnifique, 

à l'occasion du 70e anniversaire de la 

libération d'Auschwitz







1944, Julien est pensionnaire dans un college catholique. Il decouvre Jean nouveau venu, fier et secret. Julien et Jean se prennent peu a peu en amitié. Cependant ce lien ne pourra jamais s'épanouir. La Gestapo débarque un jour au college et arrête le Père Jean et les trois enfants juifs qu'il avait cachés parmi ses petits catholiques. Pour Louis Malle, cette histoire autobiographique "a peut-être décidée de ma vocation de cineaste. C'est ma fidelité, ma référence. J'aurais dû en faire le sujet de mon premier film, mais j'hésitais, j'attendais."














Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants,
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent.
Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres:
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés.
Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre,
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps,
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir.
Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel,
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou,
D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel,
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux.

Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage;
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux?
Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenus si bleues.
Les Allemands guettaient du haut des miradors,
La lune se taisait comme vous vous taisiez,
En regardant au loin, en regardant dehors,
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers.

On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours,
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour,
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire,
Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare.
Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter?
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été,
Je twisterais les mots s'il fallait les twister,
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez.

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent.