lundi 17 novembre 2014

Michel Tournier "Vendredi ou la vie sauvage"


   






    Voici une bonne lecture pour les classes

de V D et I D ESABAC

avec l'aide de Madame Elisa Capasso en anglais.

 



"A la fin de l'après-midi du 29 septembre 1759, le ciel noircit tout à coup dans la région de l'archi­pel Juan Fernandez, à six cents kilomètres environ au large des côtes du Chili. L'équipage de La Virginie se rassembla sur le pont pour voir les petites flammes qui s'allumaient à l'extrémité des mâts et des vergues du navire. C'était des feux Saint-Elme, un phénomène dû à l'électricité atmos­phérique et qui annonce un violent orage. Heureu­sement, La Virginie sur laquelle voyageait Robinson n'avait rien à craindre, même de la plus forte tempête. C'était une galiote hollandaise, un bateau plutôt rond, avec une mâture assez basse, donc lourd et peu rapide, mais d'une stabilité extraor­dinaire par mauvais temps. Aussi le soir, lorsque le capitaine van Deyssel vit un coup de vent faire éclater l'une des voiles comme un ballon, il ordonna à ses hommes de replier les autres voiles et de s'enfermer avec lui à l'intérieur, en attendant que ça se passe. Le seul danger qui était à craindre,  c'était des récifs ou des bancs de sable, mais la carte n'indiquait rien de ce genre, et il semblait que La Virginie pouvait fuir sous la tempête pen­dant des centaines de kilomètres sans rien ren­contrer.
 Aussi le capitaine et Robinson jouaient-ils aux cartes tranquillement pendant qu'au-dehors l'ou­ragan se déchaînait. On était au milieu du XVIIIe siècle, alors que beaucoup d'Européens — principalement des Anglais — allaient s'installer en Amérique pour faire fortune. Robinson avait laissé à York sa femme et ses deux enfants, pour explorer l'Amérique du Sud et voir s'il ne pourrait pas organiser des échanges commerciaux fructueux entre sa patrie et le Chili. Quelques semaines plus tôt, La Virginie avait contourné le continent amé­ricain en passant bravement le terrible cap Horn. Maintenant, elle remontait vers Valparaiso où Robinson voulait débarquer.




— Ne croyez-vous pas que cette tempête va beaucoup retarder notre arrivée au Chili? demanda-t-il au capitaine en battant les cartes.
Le capitaine le regarda avec un petit sourire ironique en caressant son verre degenièvre, son alcool préféré. Il avait beaucoup plus d'expérience que Robinson et se moquait souvent de son impa­tience de jeune homme.
— Quand on entreprend un voyage comme celui que vous faites, lui dit-il après avoir tiré une bouffée de sa pipe, on part quand on le veut, mais on arrive quand Dieu le veut.
Puis il déboucha un tonnelet de bois où il gar­dait son tabac, et il y glissa sa longue pipe de porcelaine.
— Ainsi, expliqua-t-il, elle est à l'abri des chocs et elle s'imprègne de l'odeur mielleuse du tabac.
II referma son tonnelet à tabac et se laissa aller paresseusement en arrière.
— Voyez-vous, dit-il, l'avantage des tempêtes, c'est qu'elles vous libèrent de tout souci. Contre les éléments déchaînés, il n'y a rien à faire. Alors on ne fait rien. On s'en remet au destin.
A ce moment-là, le fanal suspendu à une chaîne qui éclairait la cabine accomplit un violent arc de cercle et éclata contre le plafond. Avant que l'obs­curité totale se fasse, Robinson eut encore le temps de voir le capitaine plonger la tête la première par-dessus la table. Robinson se leva et se dirigea vers la porte. Un courant d'air lui apprit qu'il n'y avait plus de porte. Ce qu'il y avait de plus terrifiant après le tangage et le roulis qui duraient depuis plusieurs jours, c'était que le navire ne bougeait plus du tout. Il devait être bloqué sur un banc de sable ou sur des récifs. Dans la vague lueur de la pleine lune balayée par des nuages,  Robinson distingua sur le pont un groupe d'hommes qui s'efforçaient de mettre à l'eau un canot de sauve­tage. Il se dirigeait vers eux pour les aider, quand un  choc formidable ébranla le navire.  Aussitôt après, une vague gigantesque croula sur le pont et balaya tout ce qui s'y trouvait, les hommes comme le matériel."  (Chap. I p 9-11)