dimanche 19 octobre 2014

André Gide : "Les Nouvelles Nourritures Terrestres"(1935) Plaidoyer pour un bonheur partagé





 Bien avant Gide, La Bruyère avait écrit

 « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue
  de certaines misères » ,

 de même Baudelaire dans l’Art Romantique (1851)

« Si l’idée de la Vertu et de l’Amour universel n’est
 pas mêlée à tous nos plaisirs, tous nos plaisirs 
deviendront torture  et remords ».


Gide essaie de concilier les exigences du bonheur
 individuel et celles du bonheur d’autrui.








En vérité, le bonheur qui prend élan sur la misère, 

je n’en  veux pas. Une richesse qui prive un autre,
 je n’en veux pas. Si mon vêtement dénude autrui, 
j’irai nu. Ah ! tu tiens table ouverte, Seigneur
 Christ ! et ce qui fait la beauté de ce festin
 de ton royaume, c’est que tous y sont conviés.
Il y a sur terre de telles immensités de misère, 
de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme 
heureux n’y peut songer sans prendre honte de 
son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour 
le bonheur d’autrui celui qui ne sait être 
heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse 
obligation d’être heureux. Mais tout bonheur
 me paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux
 dépens d’autrui et par des possessions dont 
on le prive. Un pas de plus et nous abordons 
la tragique question sociale. Tous les arguments
 de ma raison ne me retiendront pas sur la pente 
du communisme. Et ce qui me paraît une erreur, 
c’est d’exiger de celui qui possède la distribution 
de ses  biens ; mais quelle chimère que d’attendre,
 de celui qui  possède, un renoncement volontaire 
à des biens – auxquels  son âme reste attachée. 
Pour moi j’ai pris en aversion toute possession
 exclusive ; c’est de don qu’est fait mon bonheur,
 et la mort ne me retirera des mains pas grand’chose.
 Ce  dont  elle me privera le plus c’est des biens épars,
 naturels, échappant  à la prise et communs à tous ; 
d’eux surtout je me  suis soûlé. Quant au reste, je
 préfère le repas d’auberge à la  table la mieux servie,
 le jardin public au plus beau parc enclos de murs, 
le livre que je ne crains pas d’emmener en promenade
 à l’édition la plus rare, et, si je devais être seul 
à pouvoir contempler une œuvre d’art, plus elle
 serait belle  et plus l’emporterait sur la joie ma tristesse.
Mon bonheur est d’augmenter celui des autres. 
J’ai besoin  du bonheur de tous pour être heureux.


André Gide  Nouvelles Nourritures (1935) Ed. Gallimard