lundi 14 juillet 2014

Montaigne: "Je ne peins pas l'être. Je peins le passage."













Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est. Méshui, c’est fait. Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoiqu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est un contrôle de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues et, quand il y échoit, contraires ; soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait Demade, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve.


Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.

Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi.

Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je prétende me rendre public en connaissance ? Est-il aussi raison que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de crédit et de commandement, des effets de nature crus et simples, et d’une nature encore bien faiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bâtir des livres sans science et sans art ? Les fantaisies de la musique sont conduites par art, les miennes par sort. Au moins j’ai ceci selon la discipline, que jamais homme ne traita sujet qu’il entendît ni connût mieux que je fais celui que j’ai entrepris, et qu’en celui-là je suis le plus savant homme qui vive ; secondement, que jamais aucun ne pénétra en sa matière plus avant, ni en éplucha plus particulièrement les membres et suites ; et n’arriva plus exactement et pleinement à la fin qu’il s’était proposée à sa besogne. Pour la parfaire, je n’ai besoin d’y apporter que la fidélité ; celle-là y est, la plus sincère et pure qui se trouve. Je dis vrai, non pas tout mon saoul, mais autant que je l’ose dire ; et l’ose un peu plus en vieillissant, car il semble que la coutume concède à cet âge plus de liberté à bavasser et d’indiscrétion à parler de soi. Il ne peut advenir ici ce que je vois advenir souvent, que l’artisan et sa besogne se contrarient : un homme de si honnête conversation a-t-il fait un si sot écrit ? ou, des écrits si savants sont-ils partis d’un homme de si faible conversation, qui a un entretien commun et ses écrits rares, c’est-à-dire que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en lui ? Un personnage savant n’est pas savant partout ; mais le suffisant est partout suffisant, et à ignorer même.

Ici, nous allons conformément et tout d’un train, mon livre et moi. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage à part de l’ouvrier ; ici, non : qui touche l’un, touche l’autre. Celui qui en jugera sans le connaître, se fera plus de tort qu’à moi ; celui qui l’aura connu, m’a du tout satisfait. Heureux outre mon mérite, si j’ai seulement cette part à l’approbation publique, que je fasse sentir aux gens d’entendement que j’étais capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu, et que je méritais que la mémoire me secourût mieux.












Ai-je perdu mon temps ?

De l'amitié

franceculture