vendredi 7 mars 2014

Bernard de Ventadour " Can vei la lauzeta mover ..."




 

 Troubadours

 

Quand je vois l'alouette mouvoir

de joie ses ailes contre les rayons du soleil,

perdre conscience et se laisser choir

à cause de la douceur qui pénètre son coeur,

hélas! une si grande envie me vient

de tous ceux qui jouissent d'amour

que je suis étonné que mon coeur

aussitôt ne fonde de désir!



Hélas! je me croyais savant

d'amour, mais si peu j'en sais,

puisque je ne puis me retenir

d'aimer celle dont je n'obtiendrai rien.

elle a mon coeur et mon être,

elle-même et le monde entier;

et, en se dérobant à moi, elle ne me laissa rien

d'autre que le désir et le coeur à sa volonté.



Je n'eus plus pouvoir sur moi-même

et je ne m'appartins plus dès l'instant

où elle me laissa regarder dans ses yeux,

en ce miroir qui tant me plaît.

Miroir, depuis que je me suis miré en toi,

les profonds soupirs ont causé ma mort,

et je me suis perdu comme se perdit

le beau Narcisse dans la fontaine.



Je me désespère des dames;

jamais plus je ne me fierai en elles;

autant j'avais coutume de les exalter,

d'autant plus maintenant je les mépriserai.

Puisque je vois qu'aucune n'est de mon côté

contre celle qui me ruine et me détruit,

je les crains toutes et de toutes je me méfie,

car je sais bien qu'elles sont toutes pareilles.



Ma dame, en cela, se montre bien femme,

c'est pourquoi je lui en fais reproche;

car elle ne veut point ce qu'on doit vouloir

et, ce qu'on lui interdit, elle le fait.

Je suis tombé en disgrâce, et j'ai vraiment

agi comme le fou sur le pont;

je ne sais pourquoi cela m'arrive,

sinon d'avoir voulu grimper trop haut.



En vérité, la compassion est perdue,

et moi je n'en savais rien jusqu'ici,

car celle qui devrait en avoir le plus

n'en a guère; et où donc irai-je en chercher?

Hélas! comme il semble impossible,

pour qui la voit, de croire qu'elle laissait mourir,

sans lui porter secours, ce malheureux consumé

de désir qui sans elle n'aura jamais de salut!



Puisque auprès de ma dame ni prières, ni pitié,

ni les droits que j'ai, ne peuvent me servir,

et que rien ne lui plaît,

jamais plus je ne lui dirai que je l'aime.

Aussi je m'éloigne d'elle et renonce;

Elle m'a tué, et par la mort je lui réponds;

et je m'en vais, puisqu'elle ne me retient pas,

malheureux, en exil, je ne sais où.



Tristan, vous n'aurez plus rien de moi,

car je m'en vais, malheureux, je ne sais où.

Je renonce à chanter et m'en désiste,

et je cherche refuge contre la joie et l'amour.