samedi 22 février 2014

Romain Gary "La promesse de l'aube" (1960)


Cours particuliers ...

 romain



La cour du n° 16 de la Grande-Pohulanka m'a laissé le souvenir d'une immense arène où je faisais mon apprentissage de gladiateur en vue de combats futurs. On y pénétrait par une vieille porte cochère; au milieu, il y avait un grand tas de briques d'une usine de munitions que les partisans avaient fait sauter pendant les combats patriotiques entre les armées lituaniennes et polonaises; plus loin, le dépôt de bois déjà mentionné; un terrain vague, envahi par les orties, auxquelles j'ai livré les seuls combats vraiment victorieux de ma vie; au fond, il y avait la haute palissade des vergers voisins. Les immeubles des deux rues tournaient le dos à la cour. A droite s'étendaient des granges où je pénétrais souvent par le toit, en soulevant quelques planches. Les granges, que les locataires utilisaient comme garde-meubles, étaient pleines de valises et de coffres que j'ouvrais délicatement, en faisant sauter la serrure; ils déversaient sur le sol, dans une odeur de naphtaline, toute une vie étrange d'objets vieillots et désuets, parmi lesquels je passais des heures merveilleuses, dans une atmosphère de trésors trouvés et de naufrage; chaque chapeau, chaque soulier, chaque coffret de boutons et de médailles, me parlait d'un monde mystérieux et inconnu, le monde des autres. Un boa de fourrure, des bijouteries de pacotille, des costumes de théâtre – une toque toréador, un chapeau haut-de-forme, un tutu de danseuse, jauni et miteux, des miroirs ébréchés, d'où paraissaient revenir vers moi mille regards engloutis, un frac, des pantalons de dentelle, des mantilles déchirées, un uniforme de l'armée du Tsar, avec des rubans de décorations rouges, noirs et blancs, des albums de photographies sépia, des cartes postales, des poupées, des chevaux de bois – tout ce petit bric-à-brac que l'humanité laisse derrière elle sur ses rives, à force de couler, à force de mourir, traces de passage, humbles et biscornues, de mille campements évanouis. Je demeurais, assis sur la terre nue, le derrière glacé, à rêver devant les vieux atlas, les montres cassées, les loups noirs, les articles d'hygiène, les bouquets de violettes en taffetas, les habits de soirée, les vieux gants comme des mains oubliées.


Un après-midi, ayant grimpé sur le toit et retiré la planche pour descendre dans mon royaume, je vis, couché parmi mes trésors, entre le frac, le boa et le mannequin de bois, un couple très occupé. Je n'eus aucune hésitation à reconnaître la nature exacte du phénomène que j'observais: c'était pourtant la première fois que j'assistais à ce genre d'ébats. Je remis pudiquement la planche en place, ne laissant que juste ce qu'il fallait de fente pour me renseigner. L'homme était le pâtissier Michka, et la fille, Antonia, une des servantes de l'immeuble. Je dois dire que je fus complètement instruit, et très étonné, aussi. Ce que ces deux-là faisaient ensemble dépassait de très loin les notions un peu simplistes qui avaient cours parmi mes camarades. A plusieurs reprises, je faillis tomber du toit, essayant de démêler ce qui se passait. Lorsque j'en parlai plus tard à mes petits amis, ils me traitèrent à l'unanimité de menteur; les plus bienveillants m'expliquèrent que, regardant de haut en bas, je devais tout voir à l'envers, d'où mon erreur. Mais moi, j'avais bien vu ce que j'avais vu et je défendis mon opinion avec vigueur et conviction. Finalement, une permanence fut installée sur le toit du hangar, armée d'un drapeau polonais, emprunté au concierge: il fut entendu que lorsque les amants reviendraient sur les lieux, le drapeau serait agité, la confrérie avertie, et que nous nous précipiterions à ce signal vers notre poste d'observation. La première fois que notre éclaireur vit ce qui se passait – c'était le petit Marek Luka, un gamin boiteux et blond comme les blés – il fut à ce point pris par le spectacle bouleversant qu'il oublia complètement d'agiter le drapeau, au désespoir de tous. Par contre, il confirma point par point la description que j'avais faite de ce processus extraordinaire – et il le fit par une mimique éloquente, avec tant d'énergie et de volonté de communiquer son expérience, qu'il se mordit profondément le doigt dans un excès de réalisme – ce qui remonta sérieusement mes actions dans la cour. Nous nous consultâmes longuement pour essayer de nous expliquer les mobiles d'une conduite aussi bizarre, et finalement, ce fut Marek lui-même qui formula l'hypothèse qui nous parut la plus plausible:

– Peut-être qu'ils savent pas s'y prendre, alors ils cherchent de tous les côtés?

Le lendemain, ce fut le tour du fils du pharmacien de monter la garde. Il était trois heures de l'après-midi lorsque les gamins qui écrasaient leurs nez contre la vitre ou jouaient dans la cour, sans trop de conviction, virent le drapeau polonais s'épanouir et s'agiter triomphalement sur le toit du hangar. Quelques secondes plus tard, six ou sept garçons frénétiques fonçaient, poings au corps, vers le signal de ralliement. La planche fut écartée discrètement et nous eûmes tous droit à une leçon de choses d'une grande valeur éducative. Michka, le pâtissier, se surpassa ce jour-là, comme si sa nature généreuse eût deviné la présence des six têtes angéliques penchées sur ses travaux. J'ai toujours aimé la bonne pâtisserie, mais, depuis, je n'ai jamais regardé les gâteaux du même œil. Ce pâtissier-là était un grand artiste. Pons, Rumpelmeyer et le célèbre Leurs, de Varsovie, peuvent mettre chapeau bas devant lui. Il est certain qu'à notre tendre âge, nous ne disposions d'aucun élément de comparaison, mais aujourd'hui, après avoir beaucoup voyagé, beaucoup vu et écouté, ayant prêté une oreille attentive à ceux qui ont pu goûter aux meilleures glaces américaines, déguster les petits fours du fameux Florian, à Venise, savourer les bons strudel et sachertorte de Vienne et, ayant moi-même fréquenté les meilleurs salons de thé des deux continents, je demeure convaincu que Michka était certainement un très grand pâtissier. Il nous donna, ce jour-là, une leçon d'une haute portée morale, il fit de nous des hommes modestes, qui ne prétendront plus jamais avoir inventé la poudre. Si, au lieu de s'être établi dans une petite ville perdue de l'Est européen, Michka était venu ouvrir sa pâtisserie à Paris, il serait aujourd'hui un homme riche, célèbre, décoré. Les plus belles dames de Paris viendraient goûter à ses gâteaux. Dans le domaine de la pâtisserie, il ne craignait personne, et je trouve navrant que des débouchés plus grands n'aient pas été ouverts à ses produits. Je ne sais s'il vit encore – quelque chose me dit qu'il a dû mourir jeune – mais qu'il me soit permis, en tout cas, de m'incliner ici devant la mémoire de ce grand artiste, avec tout le respect d'un modeste écrivain.

Le spectacle auquel nous assistâmes était tellement émouvant et tellement inquiétant, aussi, par certains côtés, que le plus jeune d'entre nous, le petit Kazik, lequel ne devait pas avoir plus de six ans, prit peur et se mit à pleurer. Je reconnais qu'il y avait de quoi, mais nous craignions par-dessus tout de déranger le pâtissier et de lui révéler notre présence, et chacun de nous, tour à tour, dut perdre de précieuses minutes à appliquer sa main sur la bouche de l'innocent pour l'empêcher de hurler.

Lorsque l'inspiration eut enfin quitté Michka, et qu'il ne resta, par terre, que le haut-de-forme écrasé, le boa de plumes aplati et un mannequin de bois stupéfait, ce fut un petit groupe de garçons bien fatigués et silencieux qui descendit du toit. On nous racontait alors l'histoire du gamin Stas, lequel, s'étant couché entre les rails sous un train qui passait, s'était retrouvé ensuite avec des cheveux tout blancs. Aucun de nous n'ayant vu ses cheveux devenir blancs après le passage de Michka, je considère cette histoire comme apocryphe. Après notre descente du toit, nous demeurâmes longuement sans nous parler, recueillis et un peu consternés, sans aucune de ces grimaces, culbutes joyeuses et pitreries diverses qui étaient nos moyens d'expression favoris. Nos visages étaient graves et, debout en petit cercle au milieu de la cour, nous nous regardions dans un silence étrange et respectueux, comme à la sortie d'un lieu sacré. Je crois que nous étions étreints par un sentiment presque surnaturel de mystère et de révélation devant le jaillissement de cette force prodigieuse que les hommes portent dans leurs entrailles: sans le savoir, nous venions de vivre notre première expérience religieuse.

Le petit Kazik ne fut pas le moins frappé par ce mystère.

Le lendemain matin, je le trouvai accroupi derrière le tas de bois. Il avait baissé culotte et était perdu dans la contemplation de son sexe, les sourcils froncés et le visage empreint d'une profonde méditation. De temps en temps, il prenait délicatement l'objet entre le pouce et l'index et tirait dessus, le petit doigt écarté, exactement comme mon professeur de maintien m'avait interdit de le faire, lorsque je tenais ma tasse de thé à la main. Il ne m'avait pas vu venir et je fis «Hou!» dans son oreille; il s'envola littéralement, tenant sa culotte à deux mains, et il me semble le voir encore, détalant à toutes jambes à travers la cour comme un lapin levé.

Le souvenir du grand virtuose à l'ouvrage est resté à jamais présent dans ma mémoire. Je pense souvent à lui. En regardant, dernièrement, un film sur Picasso, où l'on voit le pinceau du maître courir sur la toile à la poursuite de l'impossible, l'image du pâtissier de Wilno me revint irrésistiblement à l'esprit. Il est difficile d'être un artiste, de conserver son inspiration intacte, de croire au chef-d'œuvre accessible. La possession du monde, toujours recommencée, le goût de l'exploit, du style, de la perfection, le désir de parvenir au sommet et d'y demeurer à jamais, dans une sorte d'assouvissement total – je regardais le pinceau du maître s'acharner à la poursuite de l'absolu et une grande tristesse me vint devant ce torse de l'éternel gladiateur qu'aucune victoire nouvelle ne pouvait empêcher d'être vaincu.

Mais il est encore plus difficile de se resigner. Combien de fois me suis-je trouvé, depuis mes débuts dans la carrière d'artiste, la plume à la main, plié en deux, accroché au trapèze volant, les jambes en l'air, la tête en bas, lancé à travers l'espace, les dents serrées, tous les muscles tendus, la sueur au front, au bout de l'imagination et de la volonté, à la limite de moi-même, cependant qu'il faut encore conserver le souci du style, donner une impression d'aisance, de facilité, paraître détaché, au moment de la plus intense concentration, léger au moment de la plus violente crispation, sourire agréablement, retarder la détente et la chute inévitable, prolonger le vol, pour que le mot «fin» ne vienne pas prématurément comme un manque de souffle, d'audace et de talent, et lorsque vous voilà enfin de retour au sol, avec tous vos membres miraculeusement intacts, le trapèze vous est renvoyé, la page redevient blanche, et vous êtes prié de recommencer.

Le goût de l'art, cette obsédante poursuite du chef-d'œuvre, malgré tous les musées que j'ai fréquentés, tous les livres que j'ai lus et tous mes propres efforts au trapèze volant, demeure pour moi, à ce jour, un mystère aussi obscur qu'il l'était il y a trente-cinq ans, lorsque je me penchais du toit sur l'œuvre inspirée du plus grand pâtissier de la terre.