lundi 24 février 2014

Alphonse allais « Ne nous prenons pas au sérieux, il n’y aura aucun survivant… »


Citations


« Ne me demandez pas mon âge, il change tout le temps. »



« Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites. »



« La logique mène à tout, à condition d’en sortir. »



« Non, la stérilité n’est pas héréditaire. »



« Une chose facile à avoir en décembre, c’est du sang-froid. »



« Le tic-tac des horloges, on dirait des souris qui grignotent le temps. »







Alphonse Allais (1854 - 1905)


Célébré à la Belle Époque et reconnu pour sa plume acerbe et son humour absurde, Alphonse Allais est un humoriste, journaliste et écrivain français né le 20 octobre 1854 à Honfleur (Calvados) et mort le 28 octobre 1905 à Paris.
Il innova dans les formes littéraires et dans l'expression de l'absurde et laisse l'image d'un homme à la plume acérée et à la l'humour ravageur. Son talent de conteur élevé à laforme d'Art a marqué les mémoires.
Alphonse Allais fréquentait assidûment le Cabaret du Chat Noir, dont il était un pilier.Dans ce haut-lieu de la vie montmartroise se retrouvaient artistes, écrivains, chansonniers et hommes du monde. Alphonse Allais y peaufinait ses textes en les racontant jusqu'à ce que chaque mot ait trouvé sa place, chaque phrase sa sonorité et chaque idée sa résonance.






Complainte amoureuse


Oui dès l'instant que je vous vis

Beauté féroce, vous me plûtes

De l'amour qu'en vos yeux je pris

Sur-le-champ vous vous aperçûtes

Ah ! Fallait-il que je vous visse

Fallait-il que vous me plussiez

Qu'ingénument je vous le disse

Qu'avec orgueil vous vous tussiez

Fallait-il que je vous aimasse

Que vous me désespérassiez

Et qu'enfin je m'opiniâtrasse

Et que je vous idolâtrasse

Pour que vous m'assassinassiez




samedi 22 février 2014

Romain Gary "La promesse de l'aube" (1960)


Cours particuliers ...

 romain



La cour du n° 16 de la Grande-Pohulanka m'a laissé le souvenir d'une immense arène où je faisais mon apprentissage de gladiateur en vue de combats futurs. On y pénétrait par une vieille porte cochère; au milieu, il y avait un grand tas de briques d'une usine de munitions que les partisans avaient fait sauter pendant les combats patriotiques entre les armées lituaniennes et polonaises; plus loin, le dépôt de bois déjà mentionné; un terrain vague, envahi par les orties, auxquelles j'ai livré les seuls combats vraiment victorieux de ma vie; au fond, il y avait la haute palissade des vergers voisins. Les immeubles des deux rues tournaient le dos à la cour. A droite s'étendaient des granges où je pénétrais souvent par le toit, en soulevant quelques planches. Les granges, que les locataires utilisaient comme garde-meubles, étaient pleines de valises et de coffres que j'ouvrais délicatement, en faisant sauter la serrure; ils déversaient sur le sol, dans une odeur de naphtaline, toute une vie étrange d'objets vieillots et désuets, parmi lesquels je passais des heures merveilleuses, dans une atmosphère de trésors trouvés et de naufrage; chaque chapeau, chaque soulier, chaque coffret de boutons et de médailles, me parlait d'un monde mystérieux et inconnu, le monde des autres. Un boa de fourrure, des bijouteries de pacotille, des costumes de théâtre – une toque toréador, un chapeau haut-de-forme, un tutu de danseuse, jauni et miteux, des miroirs ébréchés, d'où paraissaient revenir vers moi mille regards engloutis, un frac, des pantalons de dentelle, des mantilles déchirées, un uniforme de l'armée du Tsar, avec des rubans de décorations rouges, noirs et blancs, des albums de photographies sépia, des cartes postales, des poupées, des chevaux de bois – tout ce petit bric-à-brac que l'humanité laisse derrière elle sur ses rives, à force de couler, à force de mourir, traces de passage, humbles et biscornues, de mille campements évanouis. Je demeurais, assis sur la terre nue, le derrière glacé, à rêver devant les vieux atlas, les montres cassées, les loups noirs, les articles d'hygiène, les bouquets de violettes en taffetas, les habits de soirée, les vieux gants comme des mains oubliées.


Un après-midi, ayant grimpé sur le toit et retiré la planche pour descendre dans mon royaume, je vis, couché parmi mes trésors, entre le frac, le boa et le mannequin de bois, un couple très occupé. Je n'eus aucune hésitation à reconnaître la nature exacte du phénomène que j'observais: c'était pourtant la première fois que j'assistais à ce genre d'ébats. Je remis pudiquement la planche en place, ne laissant que juste ce qu'il fallait de fente pour me renseigner. L'homme était le pâtissier Michka, et la fille, Antonia, une des servantes de l'immeuble. Je dois dire que je fus complètement instruit, et très étonné, aussi. Ce que ces deux-là faisaient ensemble dépassait de très loin les notions un peu simplistes qui avaient cours parmi mes camarades. A plusieurs reprises, je faillis tomber du toit, essayant de démêler ce qui se passait. Lorsque j'en parlai plus tard à mes petits amis, ils me traitèrent à l'unanimité de menteur; les plus bienveillants m'expliquèrent que, regardant de haut en bas, je devais tout voir à l'envers, d'où mon erreur. Mais moi, j'avais bien vu ce que j'avais vu et je défendis mon opinion avec vigueur et conviction. Finalement, une permanence fut installée sur le toit du hangar, armée d'un drapeau polonais, emprunté au concierge: il fut entendu que lorsque les amants reviendraient sur les lieux, le drapeau serait agité, la confrérie avertie, et que nous nous précipiterions à ce signal vers notre poste d'observation. La première fois que notre éclaireur vit ce qui se passait – c'était le petit Marek Luka, un gamin boiteux et blond comme les blés – il fut à ce point pris par le spectacle bouleversant qu'il oublia complètement d'agiter le drapeau, au désespoir de tous. Par contre, il confirma point par point la description que j'avais faite de ce processus extraordinaire – et il le fit par une mimique éloquente, avec tant d'énergie et de volonté de communiquer son expérience, qu'il se mordit profondément le doigt dans un excès de réalisme – ce qui remonta sérieusement mes actions dans la cour. Nous nous consultâmes longuement pour essayer de nous expliquer les mobiles d'une conduite aussi bizarre, et finalement, ce fut Marek lui-même qui formula l'hypothèse qui nous parut la plus plausible:

– Peut-être qu'ils savent pas s'y prendre, alors ils cherchent de tous les côtés?

Le lendemain, ce fut le tour du fils du pharmacien de monter la garde. Il était trois heures de l'après-midi lorsque les gamins qui écrasaient leurs nez contre la vitre ou jouaient dans la cour, sans trop de conviction, virent le drapeau polonais s'épanouir et s'agiter triomphalement sur le toit du hangar. Quelques secondes plus tard, six ou sept garçons frénétiques fonçaient, poings au corps, vers le signal de ralliement. La planche fut écartée discrètement et nous eûmes tous droit à une leçon de choses d'une grande valeur éducative. Michka, le pâtissier, se surpassa ce jour-là, comme si sa nature généreuse eût deviné la présence des six têtes angéliques penchées sur ses travaux. J'ai toujours aimé la bonne pâtisserie, mais, depuis, je n'ai jamais regardé les gâteaux du même œil. Ce pâtissier-là était un grand artiste. Pons, Rumpelmeyer et le célèbre Leurs, de Varsovie, peuvent mettre chapeau bas devant lui. Il est certain qu'à notre tendre âge, nous ne disposions d'aucun élément de comparaison, mais aujourd'hui, après avoir beaucoup voyagé, beaucoup vu et écouté, ayant prêté une oreille attentive à ceux qui ont pu goûter aux meilleures glaces américaines, déguster les petits fours du fameux Florian, à Venise, savourer les bons strudel et sachertorte de Vienne et, ayant moi-même fréquenté les meilleurs salons de thé des deux continents, je demeure convaincu que Michka était certainement un très grand pâtissier. Il nous donna, ce jour-là, une leçon d'une haute portée morale, il fit de nous des hommes modestes, qui ne prétendront plus jamais avoir inventé la poudre. Si, au lieu de s'être établi dans une petite ville perdue de l'Est européen, Michka était venu ouvrir sa pâtisserie à Paris, il serait aujourd'hui un homme riche, célèbre, décoré. Les plus belles dames de Paris viendraient goûter à ses gâteaux. Dans le domaine de la pâtisserie, il ne craignait personne, et je trouve navrant que des débouchés plus grands n'aient pas été ouverts à ses produits. Je ne sais s'il vit encore – quelque chose me dit qu'il a dû mourir jeune – mais qu'il me soit permis, en tout cas, de m'incliner ici devant la mémoire de ce grand artiste, avec tout le respect d'un modeste écrivain.

Le spectacle auquel nous assistâmes était tellement émouvant et tellement inquiétant, aussi, par certains côtés, que le plus jeune d'entre nous, le petit Kazik, lequel ne devait pas avoir plus de six ans, prit peur et se mit à pleurer. Je reconnais qu'il y avait de quoi, mais nous craignions par-dessus tout de déranger le pâtissier et de lui révéler notre présence, et chacun de nous, tour à tour, dut perdre de précieuses minutes à appliquer sa main sur la bouche de l'innocent pour l'empêcher de hurler.

Lorsque l'inspiration eut enfin quitté Michka, et qu'il ne resta, par terre, que le haut-de-forme écrasé, le boa de plumes aplati et un mannequin de bois stupéfait, ce fut un petit groupe de garçons bien fatigués et silencieux qui descendit du toit. On nous racontait alors l'histoire du gamin Stas, lequel, s'étant couché entre les rails sous un train qui passait, s'était retrouvé ensuite avec des cheveux tout blancs. Aucun de nous n'ayant vu ses cheveux devenir blancs après le passage de Michka, je considère cette histoire comme apocryphe. Après notre descente du toit, nous demeurâmes longuement sans nous parler, recueillis et un peu consternés, sans aucune de ces grimaces, culbutes joyeuses et pitreries diverses qui étaient nos moyens d'expression favoris. Nos visages étaient graves et, debout en petit cercle au milieu de la cour, nous nous regardions dans un silence étrange et respectueux, comme à la sortie d'un lieu sacré. Je crois que nous étions étreints par un sentiment presque surnaturel de mystère et de révélation devant le jaillissement de cette force prodigieuse que les hommes portent dans leurs entrailles: sans le savoir, nous venions de vivre notre première expérience religieuse.

Le petit Kazik ne fut pas le moins frappé par ce mystère.

Le lendemain matin, je le trouvai accroupi derrière le tas de bois. Il avait baissé culotte et était perdu dans la contemplation de son sexe, les sourcils froncés et le visage empreint d'une profonde méditation. De temps en temps, il prenait délicatement l'objet entre le pouce et l'index et tirait dessus, le petit doigt écarté, exactement comme mon professeur de maintien m'avait interdit de le faire, lorsque je tenais ma tasse de thé à la main. Il ne m'avait pas vu venir et je fis «Hou!» dans son oreille; il s'envola littéralement, tenant sa culotte à deux mains, et il me semble le voir encore, détalant à toutes jambes à travers la cour comme un lapin levé.

Le souvenir du grand virtuose à l'ouvrage est resté à jamais présent dans ma mémoire. Je pense souvent à lui. En regardant, dernièrement, un film sur Picasso, où l'on voit le pinceau du maître courir sur la toile à la poursuite de l'impossible, l'image du pâtissier de Wilno me revint irrésistiblement à l'esprit. Il est difficile d'être un artiste, de conserver son inspiration intacte, de croire au chef-d'œuvre accessible. La possession du monde, toujours recommencée, le goût de l'exploit, du style, de la perfection, le désir de parvenir au sommet et d'y demeurer à jamais, dans une sorte d'assouvissement total – je regardais le pinceau du maître s'acharner à la poursuite de l'absolu et une grande tristesse me vint devant ce torse de l'éternel gladiateur qu'aucune victoire nouvelle ne pouvait empêcher d'être vaincu.

Mais il est encore plus difficile de se resigner. Combien de fois me suis-je trouvé, depuis mes débuts dans la carrière d'artiste, la plume à la main, plié en deux, accroché au trapèze volant, les jambes en l'air, la tête en bas, lancé à travers l'espace, les dents serrées, tous les muscles tendus, la sueur au front, au bout de l'imagination et de la volonté, à la limite de moi-même, cependant qu'il faut encore conserver le souci du style, donner une impression d'aisance, de facilité, paraître détaché, au moment de la plus intense concentration, léger au moment de la plus violente crispation, sourire agréablement, retarder la détente et la chute inévitable, prolonger le vol, pour que le mot «fin» ne vienne pas prématurément comme un manque de souffle, d'audace et de talent, et lorsque vous voilà enfin de retour au sol, avec tous vos membres miraculeusement intacts, le trapèze vous est renvoyé, la page redevient blanche, et vous êtes prié de recommencer.

Le goût de l'art, cette obsédante poursuite du chef-d'œuvre, malgré tous les musées que j'ai fréquentés, tous les livres que j'ai lus et tous mes propres efforts au trapèze volant, demeure pour moi, à ce jour, un mystère aussi obscur qu'il l'était il y a trente-cinq ans, lorsque je me penchais du toit sur l'œuvre inspirée du plus grand pâtissier de la terre.






jeudi 13 février 2014

Boris Vian "La complainte du progrès"






Boris Vian









Autrefois pour faire sa cour
Ils parlaient d'amour
Pour mieux prouver leur ardeur
Ils offraient son coeur
Maintenant c'est plus pareil
Ça change ça change
Ils vous disent: mon cher ange
Et vous glissent à l'oreille
Ah! Gudule



Viens m'embrasser
Et je te donnerai
Un frigidaire
Un joli scoutaire
Un atomivère
Et du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pelles à gâteaux
Une tourniquette
Pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour manger les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gauffres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux
Autrefois s'il arrivait
Que l'on se querelle
Votre mari s'en allait
Laissant la vaisselle
Maintenant que voulez-vous
La vie est si chère
Il dit: rentre chez ta mère
Et il se garde tout
Ah! Gudule

Excuse-toi
Ou je reprends tout ça
Mon frigidaire
Mon armoire à cuillères
Mon évier en ferre
Et mon poêle à mazout
Mon cire-godasses
Mon repasse-limaces
Mon tabouret à glace
Et mon chasse-filous
La tourniquette
A faire la vinaigrette
Le ratatine-ordures
Et le coupe-friture
Et si la belle
Se montre encore cruelle
Il la franque dehors
Et il confie son sort
Au frigidaire
À l'efface-poussière
À la cuisinière
Au lit qu'est toujours fait
Au chauffe-savates
Au canon à patates
À l'éventre-tomates
À l'écorche-poulet
Mais très très vite
Il reçoit la visite
D'une douce petite
Qui lui offre son coeur
Alors il flanche
Et c'est votre revanche
Car elle cassera
Jusqu'à son dernier plat









samedi 8 février 2014

Guy de Maupassant Première neige











Guy de Maupassant


PREMIÈRE NEIGE

La longue promenade de la Croisette s'arrondit au bord de l'eau bleue. Là-bas, à droite, l'Esterel s'avance au loin dans la mer. Il barre la vue, fermant l'horizon par le joli décor méridional de ses sommets pointus, nombreux et bizarres. A gauche, les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, couchées dans l'eau, montrent leur dos couvert de sapins. Et tout le long du large golfe, tout le long des grandes montagnes assises autour de Cannes, le peuple blanc des villas semble endormi dans le soleil. On les voit au loin, les maisons claires, semées du haut en bas des monts, tachant de points de neige la verdure sombre. Les plus proches de l'eau ouvrent leurs grilles sur la vaste promenade que viennent baigner les flots tranquilles. Il fait bon, il fait doux. C'est un tiède jour d'hiver où passe à peine un frisson de fraîcheur. Par-dessus les murs des jardins, on aperçoit les orangers et les citronniers pleins de fruits d'or. Des dames vont à pas lents sur le sable de l'avenue, suivies d'enfants qui roulent des cerceaux, ou causant avec des messieurs. Une jeune dame vient de sortir de sa petite et coquette maison dont la porte est sur la Croisette. Elle s'arrête un instant à regarder les promeneurs, sourit et gagne, dans une allure accablée, un banc vide en face de la mer. Fatiguée d'avoir fait vingt pas, elle s'assied en haletant. Son pâle visage semble celui d'une morte. Elle tousse et porte à ses lèvres ses doigts transparents comme pour arrêter ces secousses qui l'épuisent. Elle regarde le ciel plein de soleil et d'hirondelles, les sommets capricieux de l'Esterel là-bas, et, tout près, la mer si bleue, si tranquille, si belle. Elle sourit encore, et murmure : "Oh ! que je suis heureuse." Elle sait pourtant qu'elle va mourir, qu'elle ne verra point le printemps, que, dans un an, le long de la même promenade, ces mêmes gens qui passent devant elle viendront encore respirer l'air tiède de ce doux pays, avec leurs enfants un peu plus grands, avec le coeur toujours rempli d'espoirs, de tendresses, de bonheur, tandis qu'au fond d'un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui reste encore aujourd'hui sera tombée en pourriture, laissant seulement ses os couchés dans la robe de soie qu'elle a choisie pour linceul. Elle ne sera plus. Toutes les choses de la vie continueront pour d'autres. Ce sera fini pour elle, pour toujours. Elle ne sera plus. Elle sourit, et respire tant qu'elle peut, de ses poumons malades, les souffles parfumés des jardins. Et elle songe. Elle se souvient. On l'a mariée, voici quatre ans, avec un gentilhomme normand. C'était un fort garçon barbu, coloré, large d'épaules, d'esprit court et de joyeuse humeur. On les accoupla pour des raisons de fortune qu'elle ne connut point. Elle aurait volontiers dit "non". Elle fit "oui" d'un mouvement de tête, pour ne point contrarier père et mère. Elle était Parisienne, gale, heureuse de vivre. Son mari l'emmena en son château normand. C'était un vaste bâtiment de pierre entouré de grands arbres très vieux. Un haut massif de sapins arrêtait le regard en face. Sur la droite, une trouée donnait vue sur la plaine qui s'étalait, toute nue, jusqu'aux fermes lointaines. Un chemin de traverse passait devant la barrière et conduisait à la grand-route éloignée de trois kilomètres. Oh ! elle se rappelle tout : son arrivée, sa première journée en sa nouvelle demeure, et sa vie isolée ensuite. Quand elle descendit de voiture, elle regarda le vieux bâtiment et déclara en riant : "Ça n'est pas gai !" Son mari se mit à rire à son tour et répondit : "Baste ! on s'y fait. Tu verras. Je ne m'y ennuie jamais, moi." Ce jour-là, ils passèrent le temps à s'embrasser, et elle ne le trouva pas trop long. Le lendemain ils recommencèrent et toute la semaine, vraiment, fut mangée par les caresses. Puis elle s'occupa d'organiser son intérieur. Cela dura bien un mois. Les jours passaient l'un après l'autre, en des occupations insignifiantes et cependant absorbantes. Elle apprenait la valeur et l'importance des petites choses de la vie. Elle sut qu'on peut s'intéresser au prix des oeufs qui coûtent quelques centimes de plus ou de moins suivant les saisons. C'était l'été. Elle allait aux champs voir moissonner. La gaieté du soleil entretenait celle de son coeur. L'automne vint. Son mari se mit à chasser. Il sortait le matin avec ses deux chiens Médor et Mirza. Elle restait seule alors, sans s'attrister d'ailleurs de l'absence d'Henry. Elle l'aimait bien, pourtant, mais il ne lui manquait pas. Quand il rentrait, les chiens surtout absorbaient sa tendresse. Elle les soignait chaque soir avec une affection de mère, les caressait sans fin, leur donnait mille petits noms charmants qu'elle n'eût point eu l'idée d'employer pour son mari. Il lui racontait invariablement sa chasse. Il désignait les places où il avait rencontré les perdrix ; s'étonnait de n'avoir point trouvé de lièvre dans le trèfle de Joseph Ledentu, ou bien paraissait indigné du procédé de M. Lechapelier, du Havre, qui suivait sans cesse la lisière de ses terres pour tirer le gibier levé par lui, Henry de Parville. Elle répondait : "Oui, vraiment, ce n'est pas bien", en pensant à autre chose. L'hiver vint, l'hiver normand, froid et pluvieux. Les interminables averses tombaient sur les ardoises du grand toit anguleux, dressé comme une lame vers le ciel. Les chemins semblaient des fleuves de boue ; la campagne, une plaine de boue ; et on n'entendait aucun bruit que celui de l'eau tombant ; on ne voyait aucun mouvement que le vol tourbillonnant des corbeaux qui se déroulait comme un nuage, s'abattait dans un champ, puis repartait. Vers quatre heures, l'armée des bêtes sombres et volantes venait se percher dans les grands hêtres à gauche du château, en poussant des cris assourdissants. Pendant près d'une heure, ils voletaient de cime en cime, semblaient se battre, croassaient, mettaient dans le branchage grisâtre un mouvement noir. Elle les regardait, chaque soir, le coeur serré, toute pénétrée par la lugubre mélancolie de la nuit tombant sur les terres désertes. Puis elle sonnait pour qu'on apportât la lampe ; et elle se rapprochât du feu. Elle brûlait des monceaux de bois sans parvenir à échauffer les pièces immenses envahies par l'humidité. Elle avait froid tout le jour, partout, au salon, aux repas, dans sa chambre. Elle avait froid jusqu'aux os, lui semblait-il. Son mari ne rentrait que pour dîner, car il chassait sans cesse, ou bien s'occupait des semences, des labours, de toutes les choses de la campagne. Il rentrait joyeux et crotté, se frottait les mains, déclarait : "Quel fichu temps !" Ou bien : "C'est bon d'avoir du feu !" Ou parfois il demandait : "Qu'est-ce qu'on dit aujourd'hui ? Est-on contente ?" Il était heureux, bien portant, sans désirs, ne rêvant pas autre chose que cette vie simple, saine et tranquille. Vers décembre, quand les neiges arrivèrent, elle souffrit tellement de l'air glacé du château, du vieux château qui semblait s'être refroidi avec les siècles, comme font les humains avec les ans, qu'elle demanda, un soir, à son mari : "Dis donc, Henry, tu devrais bien faire mettre ici un calorifère ; cela sécherait les murs. Je t'assure que je ne peux pas me réchauffer du matin au soir." Il demeura d'abord interdit à cette idée extravagante d'installer un calorifère en son manoir. Il lui eût semblé plus naturel de servir ses chiens dans de la vaisselle plate. Puis il poussa, de toute la vigueur de sa poitrine, un rire énorme, en répétant : "Un calorifère ici Un calorifère ici ! Ah ! ah ! ah quelle bonne farce !" Elle insistait. "Je t'assure qu'on gèle, mon ami ; tu ne t'en aperçois pas, parce que tu es toujours en mouvement, mais on gèle." Il répondit, en riant toujours : "Baste ! on s'y fait, et d'ailleurs c'est excellent pour la santé. Tu ne t'en porteras que mieux. Nous ne sommes pas des Parisiens, sacrebleu ! pour vivre dans les tisons. Et, d'ailleurs, voici le printemps tout à l'heure." Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa. Son père et sa mère moururent d'un accident de voiture. Elle vint à Paris pour les funérailles. Et le chagrin occupa seul son esprit pendant six mois environ. La douceur des beaux jours finit par la réveiller, et elle se laissa vivre dans un alanguissement triste jusqu'à l'automne. Quand revinrent les froids, elle envisagea pour la première fois le sombre avenir. Que ferait-elle ? Rien. Qu'arriverait-il désormais pour elle ? Rien. Quelle attente, quelle espérance pouvaient ranimer son coeur ? Aucune. Un médecin, consulté, avait déclaré qu'elle n'aurait jamais d'enfants. Plus âpre, plus pénétrant encore que l'autre année, le froid la faisait continuellement souffrir. Elle tendait aux grandes flammes ses mains grelottantes. Le feu flamboyant lui brûlait le visage ; mais des souffles glacés semblaient se glisser dans son dos, pénétrer entre la chair et les étoffes. Et elle frémissait de la tête aux pieds. Des courants d'air innombrables paraissaient installés dans les appartements, des courants d'air vivants, sournois, acharnés comme des ennemis. Elle les rencontrait à tout instant ; ils lui soufflaient sans cesse, tantôt sur le visage, tantôt sur les mains, tantôt sur le cou, leur haine perfide et gelée. Elle parla de nouveau d'un calorifère ; mais son mari l'écouta comme si elle eût demandé la lune. L'installation d'un appareil semblable à Parville lui paraissait aussi impossible que la découverte de la pierre philosophale. Ayant été à Rouen, un jour, pour affaire, il rapporta à sa femme une mignonne chaufferette de cuivre qu'il appelait en riant un "calorifère portatif" ; et il jugeait que cela suffirait désormais à l'empêcher d'avoir jamais froid. Vers la fin de décembre, elle comprit qu'elle ne pourrait vivre ainsi toujours, et elle demanda timidement, un soir, en dînant : "Dis donc, mon ami, est-ce que nous n'irons point passer une semaine ou deux à Paris avant le printemps ?" Il fut stupéfait. "A Paris ? à Paris ? Mais pourquoi faire ! Ah ! mais non, par exemple ! On est trop bien ici, chez soi. Quelles drôles d'idées tu as, par moments !" Elle balbutia : "Cela nous distrairait un peu." Il ne comprenait pas. "Qu'est-ce qu'il te faut pour te distraire ? Des théâtres, des soirées, des dîners en ville ? Tu savais pourtant bien en venant ici que tu ne devais pas t'attendre à des distractions de cette nature !" Elle vit un reproche dans ces paroles et dans le ton dont elles étaient dites. Elle se tut. Elle était timide et douce, sans révoltes et sans volonté. En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neige couvrit la terre. Un soir, comme elle regardait le grand nuage tournoyant des corbeaux se déployer autour des arbres, elle se mit, malgré elle, à pleurer. Son mari entrait. Il demanda tout surpris : "Qu'est-ce que tu as donc ?" Il était heureux, lui, tout à fait heureux, n'ayant jamais rêvé une autre vie, d'autres plaisirs. Il était né dans ce triste pays, il y avait grandi. Il s'y trouvait bien, chez lui, à son aise de corps et d'esprit. Il ne comprenait pas qu'on pût désirer des événements, avoir soif de joies changeantes ; il ne comprenait point qu'il ne semble pas naturel à certains êtres de demeurer aux mêmes lieux pendant les quatre saisons ; il semblait ne pas savoir que le printemps, que l'été, que l'automne, que l'hiver ont, pour des multitudes de personnes, des plaisirs nouveaux en des contrées nouvelles. Elle ne pouvait rien répondre et s'essuyait vivement les yeux. Elle balbutia enfin, éperdue : "J'ai... Je... Je suis un peu triste... Je m'ennuie un peu..." Mais une terreur la saisit d'avoir dit cela, et elle ajouta bien vite : "Et puis... J'ai... J'ai un peu froid." A cette parole, il s'irrita : "Ah ! oui... toujours ton idée de calorifère. Mais voyons, sacrebleu ! tu n'as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici." La nuit vint. Elle monta dans sa chambre, car elle avait exigé une chambre séparée. Elle se coucha. Même en son lit, elle avait froid. Elle pensait : "Ce sera ainsi toujours, toujours, jusqu'à la mort." Et elle songeait à son mari. Comment avait-il pu lui dire cela : "Tu n'as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici." Il fallait donc qu'elle fût malade, qu'elle toussât pour qu'il comprît qu'elle souffrait ! Et une indignation la saisit, une indignation exaspérée de faible, de timide. Il fallait quelle toussât. Alors il aurait pitié d'elle, sans doute. Eh bien ! elle tousserait ; il l'entendrait tousser ; il faudrait appeler le médecin ; il verrait cela, son mari, il verrait ! Elle s'était levée nu-jambes, nu-pieds, et une idée enfantine la fit sourire : "Je veux un calorifère, et je l'aurai. Je tousserai tant, qu'il faudra bien qu'il se décide à en installer un." Et elle s'assit presque nue sur une chaise. Elle attendit une heure, deux heures. Elle grelottait, mais elle ne s'enrhumait pas. Alors elle se décida à employer les grands moyens. Elle sortit de sa chambre sans bruit, descendit l'escalier, ouvrit la porte du jardin. La terre, couverte de neige, semblait morte. Elle avança brusquement son pied nu et l'enfonça dans cette mousse légère et glacée. Une sensation de froid, douloureuse comme une blessure, lui monta jusqu'au coeur ; cependant elle allongea l'autre jambe et se mit à descendre les marches lentement. Puis elle s'avança à travers le gazon, se disant : "J'irai jusqu'aux sapins." Elle allait à petits pas, en haletant, suffoquée chaque fois qu'elle faisait pénétrer son pied nu dans la neige. Elle toucha de la main le premier sapin, comme pour bien se convaincre elle-même qu'elle avait accompli jusqu'au bout son projet ; puis elle revint. Elle crut deux ou trois fois qu'elle allait tomber, tant elle se sentait engourdie et défaillante. Avant de rentrer, toutefois, elle s'assit dans cette écume gelée, et même, elle en ramassa pour se frotter la poitrine. Puis elle rentra et se coucha. Il lui sembla, au bout d'une heure, qu'elle avait une fourmilière dans la gorge. D'autres fourmis lui couraient le long des membres. Elle dormit cependant. Le lendemain elle toussait, et elle ne put se lever. Elle eut une fluxion de poitrine. Elle délira, et dans son délire elle demandait un calorifère. Le médecin exigea qu'on en installât un. Henry céda, mais avec une répugnance irritée. Elle ne put guérir. Les poumons atteints profondément donnaient des inquiétudes pour sa vie. "Si elle reste ici, elle n'ira pas jusqu'aux froids", dit le médecin. On l'envoya dans le Midi. Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l'air des orangers en fleur. Puis elle retourna dans le Nord au printemps. Mais elle vivait maintenant avec la peur de guérir, avec la peur des longs hivers de Normandie ; et sitôt qu'elle allait mieux, elle ouvrait, la nuit, sa fenêtre, en songeant aux doux rivages de la Méditerranée. A présent, elle va mourir, elle le sait. Elle est heureuse. Elle déploie un journal qu'elle n'avait point ouvert, et lit ce titre : "La première neige à Paris." Alors elle frissonne, et puis sourit. Elle regarde là-bas l'Esterel qui devient rose sous le soleil couchant ; elle regarde le vaste ciel bleu, si bleu, la vaste mer bleue, si bleue, et se lève. Et puis elle rentre, à pas lents, s'arrêtant seulement pour tousser, car elle est demeurée trop tard dehors, et elle a eu froid, un peu froid. Elle trouve une lettre de son mari. Elle l'ouvre en souriant toujours, et elle lit : "Ma chère amie, "J'espère que tu vas bien et que tu ne regrettes pas trop notre beau pays. Nous avons depuis quelques jours une bonne gelée qui annonce la neige. Aloi, j'adore ce temps-là et tu comprends que je me garde bien d'allumer ton maudit calorifère..." Elle cesse de lire, toute heureuse à cette idée qu'elle l'a eu, son calorifère. Sa main droite, qui tient la lettre, retombe lentement sur ses genoux, tandis qu'elle porte à sa bouche sa main gauche comme pour calmer la toux opiniâtre qui lui déchire la poitrine.

 Guy de Maupassant : Première neige. Texte publié dans Le Gaulois du 11 décembre 1883.

Littérature audio




jeudi 6 février 2014

Stromae : "Tous les mêmes"

 



Stromae sulfureux ....




Il continue de nous étonner...





 Vous les hommes vous êtes tous les mêmes


Macho mais cheap

Bande de mauviettes infidèles

Si prévisibles

Non je ne suis pas certaine

Que tu l'mérites

Vous avez de la chance qu'on vous aime

Dis-moi merci



Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous au prochain règlement

Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous sûrement aux prochaines règles



Cette fois c'était la dernière

Tu peux croire que c'est qu'une crise

Matte une dernière fois mon derrière

Il est à côté de mes valises

Tu diras au revoir à ta mère

Elle qui t'idéalise

Tu n'vois même pas tout c'que tu perds

Avec une autre, ce serait pire



Quoi toi aussi tu veux finir maintenant ?

C'est l'monde à l'envers

Moi je l'disais pour t'faire réagir, seulement

Toi t'y pensais



Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous au prochain règlement

Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous sûrement aux prochaines règles



Facile à dire, je suis gnan-gnan

et que j'aime trop les bla-bla-bla

Mais non non non, c'est important

Ce que t'appelles les ragnagnas (1)

Tu sais la vie c'est des enfants

Mais comme toujours c'est pas l'bon moment

Ah oui pour les faire, là, tu es présent,

Mais pour les élever y'aura des absents

Lorsque je n'serai plus belle,

Ou du moins au naturel,

Arrête je sais que tu mens,

Il n'y a que Kate Moss qui est éternelle



Moche ou belle, c'est jamais bon

Bête ou belle, c'est jamais bon

Belle ou moi, c'est jamais bon

Moi ou elle, c'est jamais bon



Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous au prochain règlement

Rendez-vous, rendez-vous,

Rendez-vous sûrement aux prochaines règles



Tous les mêmes, tous les mêmes, tous les mêmes, et y'en a marre

Tous les mêmes, tous les mêmes, tous les mêmes, et y'en a marre

Tous les mêmes, tous les mêmes, tous les mêmes, et y'en a marre

Tous les mêmes, tous les mêmes, tous les mêmes

1) argot : menstrues, règles

 
 
 
 
 
 

FORMIDABLE

mardi 4 février 2014

Qu’il eût été fade d’être heureux !

















De l’esprit ? Dans la douleur ? 

Il y a bien du sel dans les larmes. 

Qu’il eût été fade d’être heureux !






Phèdre accomplit tout. Elle abandonne sa mère au taureau, sa soeur à la solitude : ces formes d'amour ne l'intéressent pas. Elle quitte son pays comme on renonce à ses rêves ; elle renie sa famille comme on brocante ses souvenirs. Dans ce milieu où l'innocence est un crime, elle assiste avec dégoût à ce qu'elle finira par devenir. Son destin, vu de dehors, lui fait horreur : elle ne le connaît encore que sous forme d'inscriptions sur la muraille du Labyrinthe : elle s'arrache par la fuite à son affreux futur. Elle épouse distraitement Thésée, comme sainte Marie l'Egyptienne payait avec son corps le prix de son passage ; elle laisse s'enfoncer à l'Ouest dans un brouillard de fable les abattoirs géants de son espèce d'Amérique crétoise. Elle débarque, imprégnée de l'odeur du ranch et des poissons d'Haïti, sans se douter qu'elle porte avec soi la lèpre contractée sous un torride Tropique du coeur. Sa stupeur à la vue d'Hippolyte est celle d'une voyageuse qui se trouve avoir rebroussé chemin sans le savoir : le profil de cet enfant lui rappelle Cnossos, et la hache à deux tranchants. Elle le hait , elle l'élève ; il grandit contre elle, repoussé par sa haine, habitué de tout temps à se méfier des femmes, forcé dès le collège, dès les vancances du jour de l'An, à sauter les obstacles que dresse autour de lui l'inimité d'une belle-mère. Elle est jalouse de ses flèches, c'est-à-dire de ses victimes, de ses compagnons, c'est-à-dire de sa solitude. Dans cette forêt vierge qui est le lieu d'Hippolyte, elle plante malgré soi les poteaux indicateurs du palais de Minos : elle trace à travers ces broussailles le chemin à sens unique de la Fatalité. A chaque instant, elle crée Hippolyte ; son amour est bien un inceste ; elle ne peut tuer ce garçon sans une espèce d'infanticide. Elle fabrique sa beauté, sa chasteté, ses faiblesses ; elle les extrait du fond d'elle-même ; elle isole de lui cette pureté détestable pour pouvoir haïr sous la figure d'une fade vierge : elle forge de toutes pièces l'inexistante Aricie. Elle se grise du goût de l'impossible, le seul alcool qui sert toujours de base à tous les mélanges du malheur . Dans le lit de Thésée, elle a l'amer plaisir de tromper en fait celui qu'elle aime, et en imagination celui qu'elle n'aime pas. Elle est mère : elle a des enfants comme elle aurait des remords. Entre ses draps de fiévreuse, elle se console à l'aide de chuchotements de confession qui remontent aux aveux de l'enfance balbutiés dans le cou de la nourrice ; elle tette son malheur ; elle devient enfin la misérable servante de Phèdre. Devant la froideur d'Hippolyte, elle devient enfin la misérable servante de Phèdre. Devant la froideur d'Hippolyte, elle imite le soleil quand il heurte un cristal : elle se change en spectre ; elle n'habite plus son corps que comme son propre enfer. Elle reconstruit au fond de soi-même un Labyrinthe où elle ne peut que se retrouver : le fil d'Ariane ne lui permet plus d'en sortir, puisqu'elle se l'embobine au coeur. Elle devient veuve ; elle peut enfin pleurer sans qu'on lui demande pourquoi ; mais le noir messied à cette figure sombre : elle en veut à son deuil de donner le change sur sa douleur. Débarrassée de Thésée, elle porte son espérance comme une honteuse grossesse posthume. Elle fait de la politique pour se distraire d'elle-même : elle accepte la Régence comme elle commencerait à se tricoter un châle. Le retour de Thésée se produit trop tard pour la ramener dans le monde de formules où se cantonne cet homme d'Etat ; elle n'y peut rentrer que par la fente d'un subterfuge ; elle s'invente joie par joie le viol dont elle accuse Hippolyte, de sorte que son mensonge est pour elle un assouvissement. Elle dit vrai : elle a subi les pires outrages ; son imposture est une traduction. Elle prend du poison, puisqu'elle est mithridatisée contre elle-même ; la disparition d'Hippolyte fait par le vide autour d'elle ; aspirée par ce vide , elle s'engouffre dans la mort. Elle se confesse avant de mourir, pour avoir une dernière fois le plaisir de parler de son crime. Sans changer de lieu, elle rejoint le palais familial où la faute est une innocence. Poussée par la cohue de ses ancêtres, elle glisse le long de ces corridors de métro, pleins d'une odeur de bête, où les rames fendent l'eau grasse du Styx, où les rails luisant ne proposent que le suicide ou le départ. Au fond des galeries de mine de sa Crète souterraine, elle finira bien par rencontrer le jeune homme défiguré par ses morsures de fauve, puisqu'elle a pour le rejoindre tous les détours de l'éternité. Elle ne l'a pas revu depuis la grande scène du troisième acte ; c'est à cause de lui qu'elle est morte ; c'est à cause d'elle qu'il n'a pas vécu ; il ne lui doit que la mort ; elle lui doit les sursauts d'une inextinguible agonie. Elle a le droit de le rendre responsable de son crime, de son immortalité suspecte sur les lièvres des poètes que se serviront d'elle pour exprimer leurs aspirations à l'inceste, comme le chauffeur qui gît sur la route, le crâne fracassé, peut accuser l'arbre auquel il est allé se buter. Comme toute victime, il fut son bourreau. Des paroles définitives vont enfin sortir de ses lèvres que ne fait plus trembler l'espérance. Que dira-t-elle ? Sans doute merci.